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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/592

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cents aux Français. Si l’on ne regarde qu’au sang versé, c’était une escarmouche ; si l’on mesure les résultats, c’était une des grandes journées de l’histoire, à l’inverse de ces vaines hécatombes qui semblent n’avoir d’autre objet que de faire éclater à la fois l’horreur et la grandeur de la guerre, et de montrer qu’il n’y a rien de supérieur au génie destructif de l’homme, si ce n’est sa constance à défier la mort.

Dumouriez n’avait point pris part au combat. Il sut en retirer tous les fruits. Il échauffa les troupes et les entraîna. Il leur inspira confiance en elles-mêmes et dans leurs chefs. Elles avaient fait reculer les phalanges de Frédéric, elles se crurent invincibles. L’entrain succédait à la panique. Les Prussiens se sentirent vaincus ; ils doutèrent, non de leur force, mais de la faiblesse de l’ennemi et de l’utilité de la guerre. Il suffit de cette rencontre pour réveiller chez eux toutes les animosités contre ce rival d’hier, cet allié d’aujourd’hui, l’Autrichien, pour lequel ils s’épuisaient inutilement sans en être soutenus. Ajoutons qu’ils n’avaient alors nulle haine contre les Français ; les trouvant forts, ils se reprirent à les respecter, et se souvinrent que la France avait été longtemps une amie fidèle. Entre une armée luttant pour une cause nationale, se croyant appelée à régénérer le monde, et des soldats soutenant, loin de leur patrie, une guerre toute politique, sous des chefs incertains, la partie cessait d’être égale. Valmy fit passer toutes les forces morales du côté des Français.

On le sentit au camp prussien : « Vous allez voir, disait un officier, comme ces petits coqs-là vont se dresser sur leurs ergots. Ils ont reçu le baptême du feu… Nous avons perdu plus qu’une bataille. Le 20 septembre a changé la tournure de l’histoire. C’est le jour le plus important du siècle. » Le soir, autour du feu de bivouac, Goethe, interrogé par ses compagnons sur la portée de l’événement, leur répondit : « De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque de l’histoire du monde, et vous pourrez dire : J’y étais. » Ce que Massenbach exprimait en soldat, ce que Goethe résumait en philosophe, chacun en avait l’instinct, et la dépression des âmes était d’autant plus profonde que les souffrances matérielles s’y joignaient. Depuis quatre jours, les troupes vivaient d’une décoction de blé : le pain manquait, et, qui pis est, l’eau potable, au milieu des marécages et sous la pluie battante. « Le 21, au matin, rapporte Goethe, on se sentait dans une situation humiliante et désespérée. Nous nous trouvions placés sur le bord d’un vaste amphithéâtre, et, de l’autre côté, sur des hauteurs dont le pied était couvert par des rivières, des étangs, des ruisseaux, des marais, l’armée ennemie formait un demi-cercle immense… Si belliqueux qu’on eût été la veille, on avouait qu’un armistice était désirable, car les plus