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intense, et se heurtèrent à Kellermann. Celui-ci fit aussitôt mettre ses canons en batterie. Il n’en avait que quarante, mais parfaitement servis. Les Prussiens lui en opposaient quatre-vingts. Une furieuse canonnade s’engagea dans la brume. Vers onze heures, le brouillard se dissipa, et le jour, en s’élevant, découvrit l’une à l’autre les deux armées. Les Prussiens s’étaient formés en colonnes d’attaque : c’était la fameuse infanterie de Frédéric ; depuis la guerre de sept ans, elle n’avait pas livré de grande bataille ; l’ardeur de combattre, le sentiment qu’elles avaient de leur prestige rendaient à ces troupes, abattues la veille, leur allure redoutable. Sous le feu violent des artilleurs français, elles se déployaient, rapporte un officier russe[1], « avec cet ordre qui caractérise les troupes prussiennes ; à quelques boulets près, on eût cru se trouver à une manœuvre de Potsdam bien compassée. Jamais je ne vis rien de plus beau et de plus imposant, et jamais je n’avais plus fermement cru à une victoire. » Les alliés s’attendaient à voir les Français, après quelque attaque désordonnée, plier et se débander devant cette forteresse vivante qui s’avançait vers eux ; ils les aperçurent, au contraire, fermes à leur poste et en bel ordre de bataille ; « rangés, rapporte Goethe, en amphithéâtre, dans un repos et une tranquillité imperturbables. « Il y eut, de part et d’autre, une sorte de saisissement, quelque chose comme ces accalmies soudaines qui précèdent l’explosion des orages. Les Prussiens s’arrêtèrent. Des caissons firent explosion au milieu des Français ; ils parurent tourbillonner un instant et leur feu cessa. Les Prussiens se remirent en marche. Le trouble augmenta parmi les Français. Sur l’ordre général, le duc de Chartres fit approcher deux batteries montées qui couvrirent l’infanterie. Alors Kellermann, levant au bout de son épée son chapeau décoré de la cocarde tricolore, parcourut le front des troupes, animant les cœurs ; des cris mille fois répétés de : « Vive la nation ! » lui répondirent.

Cependant l’artillerie s’était remise de son alerte ; la canonnade des Français reprit serrée, continue. Les coups portaient dans les masses profondes de l’ennemi. Déconcertés par l’aplomb de ces troupes, qu’ils se figuraient chancelantes, troublés par le feu de cette artillerie, qu’ils avaient cru désorganisée et qu’ils reconnaissaient encore « pour la première de l’Europe[2], » les Prussiens hésitèrent. Brunswick arriva sur le champ de bataille ; il jugea l’opération manquée et la suspendit. On vit alors ces colonnes, tout à l’heure si fières et si menaçantes, osciller un instant, pivoter sur leur base et s’éloigner. La canonnade seule continua jusqu’au soir. La bataille coûtait à peine deux cents hommes aux Prussiens, trois

  1. Relation du prince de Nassau-Siegen, dans le recueil de M. Feuillet de Couches.
  2. Lettres de Lombard.