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témérité, ni le seul point par lequel il confinât aux idées des révolutionnaires. Une fois lancé sur la pente du libéralisme, La Mennais n’était pas homme à s’arrêter en chemin. Ici comme toujours, une sorte d’aveugle logique devait l’entraîner jusqu’aux extrémités des thèses qu’il avait embrassées. Dès qu’il se mit à contempler le champ confus de la politique, son œil de prophète et de voyant involontaire aperçut promptement qu’en face des monarchies vieillies, l’avenir était à la démocratie. Ce fut une de ses vues, et en cela il vit plus juste et plus loin que tous ses élèves, Lacordaire excepté ; mais, en découvrant du haut de son Sinaï les prochaines et menaçantes destinées de la démocratie, au lieu de s’en montrer effrayé, il se prit à les célébrer et à les bénir ; il ne comprit pas qu’en précipiter la marche et en hâter le déchaînement ne pouvait être qu’une souveraine imprudence politique et religieuse. Non content d’opposer, par la plume de Montalembert, la légitimité des peuples à la légitimité des rois, non content de faire résonner aux oreilles des foules la retentissante et équivoque formule de la souveraineté du peuple, il demandait, dès 1830, que la franchise électorale fût « étendue aux masses ; » il se plaisait à exposer le droit d’insurrection, à peser ce qu’on a appelé les cas de conscience de l’émeute. Déjà sous le prêtre perçait le démagogue.

Encore tout cela n’était-il que de la politique ; mais bientôt, témérité suprême de la part de catholiques à une pareille époque, La Mennais, et avec lui Lacordaire et Montalembert, n’hésitaient pas à demander la résiliation du concordat, la séparation totale de l’église et de l’état. Ils sentaient, ce que d’autres ont eu le tort de méconnaître, que l’église et ses ministres ne sauraient jouir devant l’état de certaines prérogatives sans les payer de certaines charges. Ils sentaient que, pour pouvoir partout et toujours revendiquer la liberté, il faut ne se prévaloir que du droit commun, et, dans leur confiance en la liberté, ils offraient de lui sacrifier les derniers privilèges de l’église et sa charte de 1801. Ne reculant devant aucune des conséquences de ce droit commun, dans lequel ils voyaient le meilleur bouclier des libertés religieuses, ils appelaient de leurs vœux la suppression du salaire du clergé, qui « transforme le prêtre en fonctionnaire. » A leurs yeux, c’était l’unique moyen d’émanciper pleinement la religion, de rendre à l’église et au clergé l’indépendance et la popularité en les retrempant dans la pauvreté volontaire. Lacordaire, dans son juvénile désintéressement, allait jusqu’à engager le clergé à quitter ses vastes cathédrales, devenues « les temples de l’état, » pour transporter ses autels dans les granges et descendre comme les douze pêcheurs au milieu du peuple.

Ici encore, La Mennais et ses amis ne faisaient peut-être