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initiés se lèvent, en se tenant par les mains enlacées, et, se ployant d’avant en arrière, poussent en mesure des hans formidables. Petit à petit, d’autres, puis tous, les rejoignent en une longue chaîne. Le mouvement automatique, toujours croissant, excite une sorte de fureur. Les supplices vont commencer. Quelle est la mesure de jonglerie de ce hideux spectacle? Qui peut dire ce que l’orgueil humain, le fanatisme, l’esprit d’imitation ou la passion de souffrir ont de part dans ces représentations horribles, où, malgré toute l’habileté qu’on veut leur attribuer, ces suppliciés volontaires courent de réelles chances de se blesser mortellement? Où la sincérité, la foi et le courage s’arrêtent-ils, et où commencent les subterfuges et la tromperie? Le savent-ils tout à fait eux-mêmes lorsque, hors d’eux, et dans une sorte de transport intense, ils se font entrer, à coups de maillet, de longs fleurets dans l’épaule, dans le flanc, au travers des deux joues? Nus jusqu’à la ceinture, — car ils ont jeté un à un tous leurs vêtemens, — ils introduisent vingt fois de suite l’arme aiguë dans leur chair. Le sang coule rarement, il est vrai ; mais un des leurs frappe à coups retentissans sur le fleuret, et si celui-ci ci déviait de quelques lignes, le péril serait mortel. D’autres, tout en hurlant, dévorent à belles dents des feuilles de cactus aux épines effroyables, ou mangent du verre pilé, ou des lambeaux de mouton saignans, avec la toison. La chaleur, l’odeur, deviennent intolérables : le spectacle est hideux. Cette suite de tortures, peut-être plus apparentes que réelles, mais qui semblent infiniment douloureuses, soulève le cœur. L’un des khouans, surtout, qui vient rouler à tous momens à mes pieds, comme un animal tordu d’épilepsie, me donne une vraie terreur. Quelques-uns, qui continuaient à hurler en se ployant sans cesse, tombent à terre comme pris de vertiges.

Nous voyons alors le seul beau, le seul saisissant côté de ce drame répugnant. Au milieu d’eux, sur un escabeau, leur cheik est assis, immobile. Sa belle tête sereine, grave, jeune encore, est d’une douceur et d’une mélancolie indicibles, le regard d’une autorité absolue. Lorsqu’un des Aïssaoua, arrivé au paroxysme de l’excitation, tombe pantelant, ou que l’accès de frénésie semble dépasser les limites, ou bien encore qu’un blessé, rampant, se traînant, sanglotant, se jette aux pieds du maître, le cheik le relève avec une tendresse infinie, le calme par des gestes magnétiques, des caresses, et enfin, se penchant sur lui, lui passe sa langue sur l’oreille. Au bout de quelques secondes, le miracle est accompli. Le malheureux se relève calme et comme guéri et va reprendre son rôle de supplicié, ou disparaît dans la foule.

Quel soulagement de sortir de cet enfer, de cette atmosphère