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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/842

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violente, nerveuse, brûlée, de cette foule en sueur frémissant d’exaltation, de passion, de douleur peut-être, aux cris de bête fauve! Au dehors, la paix, la sérénité, les bonnes senteurs fraîches venant du désert.

La lune argente la rue tranquille, découpe les créneaux du mur d’enceinte que nous longeons, en accuse les moindres assises. Nous croyons revoir une de ces vieilles gravures naïves des villes du moyen âge, où les assiégés apparaissent la nuit aux bastions avec des lances et des boucliers pointus, où les femmes jettent sur l’ennemi de l’huile bouillante par les meurtrières. Nous serions les assiégeans et les victimes, car notre auberge est située au pied de la muraille, et, bien avant dans la nuit, l’éclat des rayons en détache le profil en face de ma fenêtre.


Samedi 15 décembre.

Un temps de printemps, un ciel de mai. Le barbier Hassan vient en ambassade de la part de M’rabot, le gouverneur, pour nous inviter à dîner au palais ce soir.

En allant nous-même remercier son excellence, nous rencontrons un cortège inattendu qui détonne très singulièrement ici. C’est une noce française, précédée d’un fifre et d’un violon. la mariée, en robe blanche, et qui n’a omis ni le voile ni les fleurs d’oranger, est une cantinière sur le retour. L’époux, un très jeune troupier, lui donne le bras d’un air fier et emprunté, tout à fait de circonstance. Les amis et témoins, tous soldats, suivent en plaisantant, je le crains, car la brave femme, chamarrée de médailles, a dû faire bien plus de campagnes que son rougissant mari. Bonne chance à cette pauvre petite noce si loin « du pays, » et qui va oublier les rigueurs d’une garnison au désert en déjeunant joyeusement à l’auberge, à l’Hôtel de France! Pas un Arabe ne s’est détourné pour regarder passer la petite procession ou la femme enguirlandée. Le dédain, chez eux, tue la curiosité.

Mais voici venir au-devant de nous le gouverneur lui-même et toute sa suite, grave et imposante, M’rabot, un peu gros déjà, a une belle prestance encore, un visage très fin, très intelligent, la barbe grisonnante, l’œil autoritaire. Jusqu’à l’arrivée des Français, il avait, à Kairouan, une position suprême et, dans toute la Tunisie, une influence qui n’était inférieure qu’à celle du bey. Il appartient à la plus illustre famille du pays; ses aïeux descendaient du plus fameux marabout de la contrée; de là son nom. Maintenant la haute situation politique de M’rabot est très diminuée;