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Il daigne m’adresser aussi un petit discours comme aux autres et m’offre une bouchée de son pain et le reste de sa sucrerie.

C’est là-dessus que j’entamai la conversation avec ma voisine : elle me répond en assez bon français, me raconte que le saint homme parle beaucoup cette année pour se dédommager d’une année passée de silence volontaire. La connaissance est faite. Les Mauresques sont infiniment gracieuses et causantes et, une demi-heure après, Kéra me priait de venir la voir et me promettait une leçon de broderie.

Ce matin, nous sommes assises à terre, sur des coussins, dans sa chambre toute blanche, au premier étage, où l’on arrive par le plus étroit des escaliers de pierre. Il monte de la cour mauresque, ou plutôt de la demi-cour, car la maison de Mahomet, le cocher de louage, est très exiguë et ne comprend qu’une pièce en bas, celle-ci en haut, et la cour étroite, à deux arcades, au lieu d’être carrée comme dans les maisons de gens plus riches. Les marches ont des hauteurs, des usures, des formes invraisemblables. Il faut la souplesse et la vivacité de Kéra pour dévaler en bas vingt fois par quart d’heure et à la moindre occasion. Il est vrai que, quand elle est trop pressée pour répondre à une voisine qui frappe au dehors, ou gronder son enfant qui crie, elle prend ses babouches d’une main, retrousse ses larges pantalons de l’autre, et disparaît comme une couleuvre dans cette descente à pic.

Kéra est très adroite. Elle brode en or des portefeuilles ou des pantoufles pour les marchands : elle sait des points de dentelle arabe qu’elle vient de m’enseigner. J’ai fini par saisir les complications d’un nœud très ardu, et maintenant nous causons en prenant de très bon café qu’elle vient de me faire.

Indolente et jolie, sa sœur Zuleyka, très fardée, très parée, s’est accroupie sur le seuil de la chambre, en haut de l’escalier. A moitié ensevelie dans ses pantalons bouffans, elle nous regarde travailler depuis une heure. Son mari, le gros marchand bourru, à barbe grise, qui était monté me saluer tantôt, et qui dort, je crois, dans la chambre du bas, est un riche cordonnier, et Zuleyka n’a ni envie ni besoin de se donner de la peine. Elle étire ses bras, elle bâille, elle arrange un fichu vert frangé d’or sur sa jolie tête ; elle arrache mollement les fils d’argent tissés dans sa veste de soie bleue.

Zuleyka m’impatiente beaucoup.

La chambre où nous sommes est longue et étroite, nue, très propre, avec quelques velléités d’élégance. Pas de fenêtres, naturellement : la porte seule ouvrant sur l’escalier en plein air donne jour et lumière. A un bout, une sorte de lit assez convenable; à l’autre, l’horrible commode européenne, meuble favori de tous les