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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/888

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pu sortir ? Les pêcheurs, le torse jaune en pleine lumière, la tête dans l’ombre noire sous leur chapeau abat-jour, travaillent vite, vite, avec une facilité invraisemblable, comme des bonshommes remontés par une manivelle. Leurs filets roux, lancés sans effort, se relèvent de minute en minute, toujours aussi remplis de poissons sautillons qui, de loin, brillent comme une poussière de nacre.

Et puis, qu’est-ce que c’est que cette compagnie de grandes bêtes extraordinaires qui est venue se poser là-bas sur le miroir des eaux, au pied du cap Kien-Cha ? Sans doute l’escadre de jonques royales, chargée de riz pour la cour, qui était attendue de l’île d’Haïnan. Avec des tournures pareilles, cela ne peut pas être autre chose : bêtes de haute mer, aux longues ailes rousses nuancées de jaune ; ailes de chauves-souris chez les unes, découpures fantastiques de membranes tendues ; ailes gracieuses de papillon chez les autres, avec un grand œil au milieu pour achever la ressemblance. Les Chinois ont tel sentiment intense de l’animalité qu’il leur est impossible, dans ce qu’ils font, de s’affranchir des formes vivantes. — Elles arrivent, elles viennent de mouiller et referment peu à peu leurs voiles avec une lenteur fatiguée. Leur couleur rougeâtre tranche sur tous ces bleus clairs pleins de reflets de soleil ; l’éloignement, le mirage, leur donnent l’air plus étrange ; elles paraissent grandes et légères.

Ah ! les braves amis que ces gabiers, sans faiblesse comme sans murmure et sans peur ! Le temps de boire un peu de vin que je leur ai donné, de décapeler[1] leur chemise, de se mettre bien à l’aise, et puis, s’encourageant les uns les autres, les voilà lancés à fendre l’eau de toutes leurs forces sous ce ciel qui brûle. Lentement les pointes de sable se referment, se recouvrent et la vieille petite ville saugrenue disparaît tout à fait derrière ses dunes basses, qui, elles-mêmes, s’éloignent et s’aplatissent pour n’être bientôt plus qu’une ligne ; nous sommes au milieu de l’étendue miroitante qui nous renvoie par en dessous, dans un établissement, tout le soleil tombé d’en haut.

Derrière nous, une grande jonque est sortie de la rivière, portant pavillon pointu bariolé de rouge ; on y aperçoit des gens en longue robe et des parasols. C’est le mandarin qui vient à bord, fidèle à sa promesse. Allons, notre mission au moins aura été bien remplie.

Mais des zones beaucoup plus bleues commencent à se dessiner sur la surface pâlie de la mer ; elles semblent courir en se ramifiant ; elles s’allongent en queues de chat, comme font au ciel ces

  1. Enlever.