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cache-cache avec l’héroïne, ce qui est contraire à toutes les coutumes ; il se fait tuer à la fin par désespoir d’amour, et sa mort, qui dénoue la farce, nous incommode comme un vilain accident sans nous intéresser ni nous émouvoir : l’inexplicable, en effet, n’intéresse ni n’émeut ; et s’explique-t-on qu’un jeune homme se fasse tuer pour une femme sans lui avoir adressé la parole ?

Cette analyse est cruelle ; en quelques points elle paraît forte : ainsi le serait la démonstration d’un homme qui, d’un coup de marteau, écraserait sur une enclume une buire en verre de Venise ; il aurait prouvé que le verre de Venise n’a pas les qualités du fer forgé. On pourrait, à vrai dire, murmurer subtilement qu’à défaut de ces qualités une matière si délicate en a d’autres et qu’elle ne prétendait pas à l’honneur d’une telle épreuve ; de même on pourrait insinuer que Musset n’est pas un dramaturge, ni les Caprices de Marianne un drame. Musset, parmi les écrivains de ce siècle, a gardé ce caractère d’être « un homme, et non une espèce d’homme particulière : » il en déclarait l’intention à son frère dès sa première jeunesse ; il la prêtait plus tard à ce héros de la Confession d’un enfant du siècle, Octave, auquel il soufflait une part de son âme. Ce Fantasio, qui lui ressemble aussi, en fait la remarque à son camarade : « Nous n’exerçons aucune profession. » Lorsqu’on lui propose d’être bouffon du roi, il convient qu’il aime ce métier plus que tout autre, « mais il ne peut faire aucun métier : » et comment s’y résignerait-il ? « Être obligé de jouer du violon dix ans pour devenir un musicien passable ! Apprendre pour être peintre, pour être palefrenier ! Apprendre pour faire une omelette 1 » Et pour faire un drame ! ajouterait volontiers l’auteur. Musset se sentait né pour vivre, et non pour s’instituer le critique de la vie ; d’accord avec sa destinée, il n’écrivit que par occasion et pour le plaisir, comme l’oiseau chante à certaines heures. L’oiseau chante-t-il un poème qui lui soit étranger ? Non pas ; c’est lui-même, c’est sa vie qu’il raconte, ou plutôt c’est le bruit même de sa vie qui s’échappe en modulations de son gosier.

Machiner une pièce, Musset n’en a cure, encore moins que de combiner un livre ; il parle quand les paroles lui montent aux lèvres, et c’est le timbre de sa voix que nous aimons dans ses ouvrages. Or, dans les Caprices, n’est-ce pas cette voix qui soupire à notre oreille, ou plutôt n’est-ce pas deux chants de cette voix, également sincères, qui s’y donnent la réplique et s’y marient ? Un poète a dit que, dans le théâtre de Musset, « la mélancolie cause avec la gaîté. » À ce titre, quelle pièce, dans ce théâtre, est plus significative que celle-ci ? Octave et Cœlio, c’est tout Musset en deux personnes ; c’est son clair soleil et son clair de lune ; leur dialogue est le duo de sa verve et de sa tendresse, de son esprit et de son cœur. C’est lui, ce libertin en velours grenat, qui mène si joyeusement le carnaval par les rues, se moque