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de ses créanciers, parle librement des femmes et aux femmes, raille les maris, vide les bouteilles, fait du vin le conseiller de l’amour et de l’amour un passe-temps. C’est lui encore, ce « jeune homme vêtu de noir, » qui laisse ce même amour troubler sa vie entière, qui ne sort de son cabinet d’étude que pour épier le passage d’une femme, qui sent fléchir ses genoux lorsqu’elle approche, et, tout en la regardant, désire de mourir. Le dandy des Frères Provençaux ou du Café de Paris, et le voyageur qui rapporta d’Italie « un corps malade, une âme abattue, un cœur en sang, » n’était-ce pas le même homme ? Le même qui se jetait si délibérément à l’orgie et qui, au moment de raconter certaine souffrance, tombait en syncope ? Le même qui, plus tard, alors qu’il menait sa « carcasse » à de si tristes combats, gardait le goût de l’innocence et redevenait enfant devant une jeune fille ? Le débauché Rolla et le veilleur passionné des Nuits, le sceptique Mardoche et le croyant de l’Espoir en Dieu, l’évaporé Rodolphe et le timide Albert de l’Idylle, le moqueur Fantasio et l’amoureux Perdican, le frivole Valentin et le tendre Fortunio, l’oublieux Frédéric et l’ami généreux d’Emmeline, et l’homme aux Deux Maîtresses, qui les chérit à la fois toutes les deux et différemment, et l’Octave de la Confession, qui reconnaît en lui-même deux adversaires, n’est-ce pas toujours cet homme ? .. Jamais il ne s’est confronté avec lui-même d’une façon si précise qu’en ces deux effigies, Octave et Cœlio.

Musset, devenant Octave, se console et se distrait de Coelio ; redevenu Cœlio, il expie Octave et le rachète. En marge de ces répliques alternées : « Es-tu heureux d’être fou ! — Es-tu fou de ne pas être heureux ! » c’est toute l’histoire du poète qu’il faudrait écrire, avec ses vicissitudes de libertinage et de passion, ou plutôt, — car on n’a déjà remué que trop indiscrètement sa dépouille mortelle, et mieux vaut s’attacher à ce qui ne périra pas, — c’est en écoutant la double suite de cette mélodie qu’il faut célébrer la mémoire du musicien ; comment n’y pas reconnaître un double écho de sa voix ? Qu’elle tinte allègrement ou qu’elle se lamente, elle est humaine et délicieuse. D’ailleurs, quoique ce soit le même chanteur qui aime mortellement Marianne et se divertit en bon vivant avec Rosalînde, jamais les deux chants ne se mêlent ni ne se confondent : dans le premier, passent les souvenirs du pharaon et les glouglous du Syracuse ; dans l’autre, la brise des « plaines enchantées et des vertes prairies. » Expert à s’épier, à se connaître, à se juger, l’auteur a communiqué sa vie à deux enfans qui tous les deux sont poètes ; chacun a ses façons de parler, comme chacun a sa personne visible ; ainsi l’un et l’autre, si l’on y tient, peut devenir l’acteur d’un drame, et quel merveilleux acteur ! L’un, dit-on, est volontiers pris de vin, et l’autre toujours mélancolique ; oui, mais de quelle façon ? Ni cette ivresse ni cette mélancolie ne sont celles du