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On nous dit bien que son prestige sur la jeunesse a décru : c’est que celle-là, qu’on regarde, s’efforce à ne pas être la jeunesse. Elle s’abstrait de la vie pour se dédier à l’art, comme un horticulteur qui se tiendrait à mille pieds de la terre pour n’être occupé que des fleurs. Elle pratique la virtuosité de la forme et s’applique à la vider de toute matière : ce poète qui mettait une coquetterie, pour ne pas paraître homme de métier, à dérimer une ballade trop bien rimée d’abord, ce poète ne peut compter parmi ses dieux. Alfred de Musset, pour ces fakirs de la littérature, n’est qu’un « amateur : » savent-ils que leur dédain peut se couvrir de l’autorité de M. Ancelot ? « Ce pauvre Alfred, disait l’académicien, en s’excusant de l’accepter pour collègue, c’est un aimable garçon et un homme du monde charmant ; mais, entre nous, il n’a jamais su et ne saura jamais faire un vers. » Oui, certes ! c’est un homme du monde charmant, et voilà justement pourquoi, — si l’on nous pardonne de jouer sur les mots, — cet homme a charmé le monde ; et s’il déplaît à certaine coterie qui passera, c’est justement par les mêmes raisons qu’il est assuré de ne point passer et de plaire à beaucoup de gens.

Il fut un homme, et tout l’homme, du moins tout l’homme sensible, et se contenta de ce petit rôle ; c’est assez, j’imagine, pour qu’il intéresse bien des générations : si quelqu’une se raidit contre le flot de sa gloire et prétend s’y opposer comme une borne, le flot passera par-dessus. Les Caprices de Marianne sont-ils un de ses chefs-d’œuvre ? Assurément non. Ils sont pourtant le témoignage le plus net et le plus gracieux de cette mobilité d’humeur sans laquelle le poète ne tiendrait pas la place particulière qu’il occupe. Aussi bien cette mobilité, chacun de nous n’en retrouve-t-il pas quelque chose en lui-même ? Chacun, s’il n’est pas un sot et si l’amour le touche, n’est-il pas tour à tour cousin d’Octave et de Cœlio ? Cela suffit, je voudrais le croire, pour qu’on tolère ce duo de flûtes, une fois par hasard, entre les tutti de cuivres de la comédie contemporaine.


Louis GANDERAX.