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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/201

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C’est qu’en effet l’art tout entier du moyen âge, à travers toutes ses incorrections, toutes ses inexpériences, offre à certains égards une supériorité incontestable, sur l’art d’autres périodes plus savantes. Il vit franchement de sa propre vie, s’abandonne à ses impressions avec une franchise, une audace incomparables. Les peintres, par exemple, ignorent, pour la plupart, l’anatomie, la perspective, les lois des ombres, des lumières, des reflets ; ce sont là questions techniques dont le temps devait peu à peu amener la solution. Mais ils ont, sur leurs plus illustres successeurs, ce précieux avantage, qu’aucune forme, aucune formule de convention, aucune réminiscence de l’antiquité, ne vient s’interposer entre la nature et leurs propres impressions. De là ces physionomies si expressives, si parlantes, si vues, de leurs saints et de leurs madones, ces attitudes, cette onction si vraies dont nul souvenir de telle statue antique, de telle règle d’Aristote ne vient altérer la sincérité. En somme, les artistes du moyen âge procédaient comme les artistes de l’antiquité elle-même ; ils avaient l’heureuse fortune de n’avoir ni guides, ni modèles ; ils étaient « des ancêtres, » et si leurs œuvres n’ont point cette pureté un peu pauvre, à mon avis, que Fénelon a définie « l’aimable simplicité du monde naissant, » elles retracent à notre imagination une vie autrement large, puissante, variée, riche, autrement compliquée, mais aussi autrement intéressante que celle des petites républiques grecques.

La Divine Comédie est à l’Iliade ce qu’une symphonie de Beethoven est à une mélodie de Cimarosa ou de Paesiello, et il est bien malheureux que, jusqu’ici, en France, elle ne soit connue, même du public lettré, que par fragmens, par quelques-uns des plus saillans épisodes de l’Enfer. L’œuvre de Dante forme, dans son ensemble, une trilogie aussi bien sinon mieux liée que les trilogies d’Eschyle ; à être ainsi mutilée, elle perd singulièrement de sa grandeur et de sa portée véritables.

L’effort de l’esprit humain, et, on doit le dire, de l’église, du IVe au XIIIe siècle, avait abouti à un résultat absolument unique dans l’histoire. Par le travail de ses docteurs, le catholicisme avait réussi à fondre dans un ensemble harmonieux tous les élémens passés et présens de la connaissance humaine. Les croyances de l’Orient s’y trouvaient représentées par ce qu’en renferment la Bible et les évangiles synoptiques, la philosophie de Platon par saint Augustin ; la Logique d’Aristote, par saint Thomas ; Philon d’Alexandrie par le quatrième évangile. Comme autrefois Rome s’appropriait ce qu’elle trouvait de bon dans les armes et la tactique des peuples vaincus, l’église avait pris dans la civilisation antique et transformé à son usage les idées, les cérémonies, les coutumes, les superstitions mêmes de tous les peuples connus à cette époque. Les cieux de la théologie étaient