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précision singulière. Toutes les étapes qui séparent la città dolente des confins de l’Empyrée, il les a parcourues pas à pas, décrivant avec la plus minutieuse exactitude les supplices et les jouissances des réprouvés et des élus, reconnaissant parmi eux des contemporains qui lui demandent et auxquels il donne des nouvelles de Florence, de Pise et de Rome, les touchant de sa main, les embrassant, pleurant avec eux sur leur infortune. En Enfer, dans une obscurité à peine éclairée par les feux des supplices, il avait vu réunies toutes les brutalités, toutes les bestialités, toutes les férocités de la société de son temps ; dans le Purgatoire, le ciel lui parait déjà plus pur qu’en Italie même ; dans le Paradis, à chaque degré gravi, les choses et les âmes prennent un aspect plus lumineux ; les pensées deviennent plus nobles et plus élevées ; les colères et les anathèmes se fondent dans une sérénité douce, humaine, compatissante. Les saintes femmes qui guident le poète lui expliquent les plus hauts mystères dans une langue vraiment céleste. Dante arrive enfin au terme de son voyage, au séjour même de la Divinité, dont ses yeux ne peuvent plus soutenir le fulgurant éclat, mais, en somme, il a tout vu, tout décrit. Je le répète, c’est un témoin dont la déposition si précise, si colorée, si vivante, vient confirmer toutes les spéculations des pères et des docteurs, toutes les données de la mythologie populaire.

À ce moment, au XIIIe siècle, encore une fois, l’incertitude n’était, pour ainsi dire, plus permise. L’église avait achevé son œuvre, la plus grande qui fut et qui sera peut-être jamais. Elle se reposa, bornant son rôle à la répression des hérésiarques et des incrédules, qui ne pouvaient plus être à ses yeux que des fous ou des malintentionnés. Elle cessa de douter, de chercher, c’est-à-dire de penser, et c’est ce qui la perdit. Quand Copernic et Kepler eurent renversé le système de Ptolémée, quand Colomb eut découvert l’Amérique, quand Magellan eut fait le tour du monde, la vaste construction si laborieusement, si victorieusement édifiée reçut un coup mortel dont il lui fut impossible de se relever. Tous les contre-forts qui étayaient l’édifice se trouvèrent subitement abattus ; les voûtes s’ébranlèrent. A chaque découverte de la science, à chaque pas en avant de la pensée, à chaque mouvement de l’esprit humain, des murailles s’écroulèrent tout entières ; ce fut une ruine et une ruine irréparable[1].

Mais si les systèmes passent, l’art est immortel. Depuis dix-huit cents ans, les autels de Jupiter et de Minerve sont déserts,


Et, depuis trois mille ans, Homère respecté
Est jeune encor de gloire et d’immortalité.
  1. On a souvent remarqué qu’à la base de toutes les mythologies et de toutes les religions, se trouve une hypothèse astronomique ou physique, au sort de laquelle elles demeurent attachées.