Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/209

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Gladstone est à la fois un quaker très convaincu et un pugiliste consommé. Personne n’est plus savant que lui dans l’art et dans la tactique des joutes parlementaires. Pour conjurer les menées de ses ennemis, il a fait sortir de sa boîte à surprises une question de politique intérieure qui servît de diversion, et substitué à un sujet de conversation désagréable pour lui un autre sujet où il est passé maître et qui lui permettait de reprendre ses avantages. On lui disait : « Causons Égypte. » Il a répondu : « Nous en parlerons plus tard, quand j’aurai réparé mes fautes et sauvé Gordon. Pour le moment, causons bill de réforme électorale. » — Vous en prenez trop à votre aise, lui a répliqué le chef du parti conservateur, lord Salisbury. Votre bill n’est qu’un expédient pour vous maintenir au pouvoir et rétablir votre popularité compromise. Nous l’approuvons en principe, mais nous allons le rejeter. Cela vous obligera à dissoudre votre chambre des communes, à faire les électeurs juges de notre différend, et une dissolution prochaine nous convient, car il nous importe de précipiter les choses. A Dieu ne plaise que nous vous laissions le temps de rétablir vos affaires en Égypte et de délivrer Gordon ! — Vous me croyez bien simple, a reparti M. Gladstone. Je suis aussi opportuniste que vous et j’entends dissoudre à l’heure qui me conviendra. Je vous présenterai de nouveau mon bill en automne, et, d’ici là, je provoquerai contre vous dans tout le royaume une agitation qui lui fera complètement oublier l’Égypte.

Rien ne prouve mieux que le langage tenu par lord Salisbury, dans ce grave et épineux débat, combien les lords sont peu disposés à courir les hasards d’une lutte ouverte avec la chambre des communes et avec l’opinion publique. Il ne s’est pas porté comme le défenseur des prérogatives de la chambre haute ni des traditions qui l’autorisent à arrêter au passage une loi qui lui déplaît en exerçant son droit de contrôle, de révision, de veto sinon absolu, du moins suspensif. Il a dit au contraire : Vox populi, vox Dei ! — et il a voulu forcer le gouvernement à en appeler au peuple, s’engageant à souscrire aux décisions de cet auguste arbitrage. « Notre conduite, disait-il, est la plus conforme aux intérêts de la liberté et des institutions du pays. Nous ne redoutons point l’humiliation dont on nous menace, et il nous en coûtera peu de nous soumettre à l’opinion du peuple, quelle qu’elle soit. S’il décide que l’un des bills doit être voté sans l’autre, j’en serai surpris, mais je m’abstiendrai de toute chicane. Encore un coup, nous demandons au gouvernement d’en appeler au peuple, et le résultat de cet appel, nous l’acceptons d’avance. »

Jamais le chef d’un grand parti conservateur n’a montré plus de déférence pour la souveraineté du peuple, et de telles déclarations sont un éclatant témoignage de la puissance des idées démocratiques dans la moderne Angleterre. Comme on l’a remarqué, il semble que