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les empressemens dont elle est l’objet de la part de chefs de partis qui la goûtent peu, mais qui se sentent perdus s’ils ne s’assurent de son concours ou de sa tolérance. Ils savent que l’avenir lui appartient, que dès aujourd’hui, c’est elle qui dispose de la rosée du ciel et de la graisse de la terre. Quand Jacob voulut supplanter Ésaü dans le cœur et dans les bénédictions de son père Isaac, il prit les vêtemens de son frère, enveloppa ses mains d’une peau de chevreau, et Isaac, l’ayant touché, s’y trompa et le bénit, en disant : « Si la voix est de Jacob, les mains sont velues comme celles d’Ésaü. » Isaac devenait vieux, et sa vue s’était affaiblie. La démocratie est jeune, elle a bon œil autant qu’elle a bonne dent et elle se méfie de tout le monde, excepté d’elle-même. Nous doutons qu’elle prenne lord Randolph Churchill pour un vrai tribun, qu’elle lui dise avec le patriarche : « Mon fils, que les peuples te soient soumis et que maudit soit quiconque te maudira ! »

Plus la démocratie anglaise sentira croître ses forces, moins elle sera disposée à croire que l’église anglicane et la chambre des lords sont ses alliées naturelles et qu’elle doit recourir à leur assistance pour assouvir ses ambitions. Elle ne lit plus l’évangile, mais elle l’a lu jadis, et elle en a retenu ce mot : qu’il ne faut pas mettre le vin nouveau dans de vieilles outres, parce que les outres se rompent et que le vin se répand. En toute chose, la démocratie n’aime que le neuf ; elle méprise et les vieilles outres, et les vieux arbres et les vieilles maisons. Elle entend bâtir la sienne à sa guise, et il est douteux qu’il s’y trouve une place pour une chambre des lords, car, si reconnaissante qu’elle soit à ceux qui désirent son bonheur, elle a juré de se rendre heureuse à sa façon. Aussi, pensons-nous qu’au lieu de se bercer de chimériques espérances, le meilleur parti que puisse prendre la chambre des lords est de se défier des équipées, et de regarder comme ses vrais amis les libéraux modérés qui souhaitent qu’elle se régénère par une infusion de sang nouveau et qu’elle s’accommode à l’esprit du temps. Cela vaut mieux pour elle que de se lancer dans les périlleuses aventures d’une politique de combat ou de se résigner mélancoliquement à son destin, en disant comme Anne Boleyn : « Je suis facile à décapiter, car je n’ai qu’un petit cou bien mince. »


G. VALBERT.