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plus aimable en Fénelon, c’est son livre qu’il faut lire, car nulle part, peut-être, on ne l’a mieux fait ressortir, avec plus d’amour, avec plus d’art, avec plus de succès. Encore faut-il pourtant savoir que par-dessous ce Fénelon, il y en eut un autre, non moins intéressant sans doute et même non moins séduisant, mais moins parfait peut-être et d’une humanité moins voisine de la sainteté. C’est ce que nous avons lâché de montrer. S’il ne s’était d’ailleurs agi que du seul Fénelon, l’entreprise en eût pu passer pour inutile. A quoi bon mettre en lumière les petits côtés d’un grand homme ? Sommes-nous si riches en beaux exemples que de prendre un honteux plaisir à discuter ceux qui nous restent ? Et ne pouvons-nous, enfin, parlant d’un Fénelon, passer quelques défauts sous silence en faveur de beaucoup de vertus ? Mais il faut faire attention que Fénelon fut mêlé presque à tous les grands événemens de son temps, qu’il ne dépendit pas de lui d’y prendre une part plus directe encore, et qu’ainsi, lorsque nous le jugeons, nous jugeons en même temps la plupart de ses contemporains. S’il fut, par exemple, le parfait chrétien que nous propose M. Emmanuel de Broglie, c’est donc Bossuet qui a été dur, violent, impitoyable, dans la querelle du quiétisme ? S’il a fait du duc de Bourgogne le modèle de prince que l’on veut, c’est donc Vendôme, c’est donc Villars, c’est donc Louis XIV qui répondront des défauts dont le prince a fait preuve ? Et s’il a eu raison dans sa polémique avec le jansénisme, c’est donc Nicole, c’est donc Arnauld, c’est donc Pascal qui ont eu tort ? Toutes questions que nous ne tranchons pas, mais auxquelles, évidemment, on ne saurait répondre sans avoir essayé de pénétrer à fond dans la connaissance des plus secrets mobiles de sa conduite. C’est de cette exigence que je crains que M. Emmanuel de Broglie n’ait pas tenu toujours assez de compte. Sous ces réserves, qui ont leur importance, nous ne saurions trop recommander la lecture de son livre à tous ceux qui professent le culte des gloires d’autrefois. S’il n’a pas réussi tout à fait à disculper Fénelon des reproches qu’on lui a si souvent adressés, il a certainement, et presque le premier, mis dans tout leur jour quelques côtés mal connus de l’archevêque de Cambrai ! Son livre, pour ne rien dire de tout ce qu’il nous apprend sur l’histoire des ; dernières années du règne de Louis XV, est sans doute l’une des meilleures biographies que l’on nous ait depuis longtemps données. Il en est surtout l’une des plus séduisantes. Et nous l’eussions discuté de moins près si nous n’avions voulu prémunir un peu le lecteur contre le charme que la sincérité de conviction, l’ardeur contenue, mais communicative, et le talent enfin de M. Emmanuel de Broglie ne sauraient manquer d’opérer.


F. BRUNETIERE.