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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/354

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mots, justice, humanité, ce sont des abatis de têtes. Ainsi faisait un inquisiteur quand il découvrait dans un texte de l’évangile l’ordre de brûler les hérétiques. — Par cette perversion extrême, le cuistre arrive à fausser son propre instrument mental ; désormais il peut en user à son gré, au gré de ses passions, et croire qu’il sert la vérité, quand il les sert.

Or sa première passion, la première passion de celui-ci, est la vanité littéraire. Jamais chef de parti, de secte ou de gouvernement n’a été, même au moment décisif, si incurablement rhéteur et mauvais rhéteur, compassé, emphatique et plat. La veille du 9 thermidor, quand il s’agit de vaincre ou de périr, il apporte à la tribune un discours d’apparat, écrit et récrit[1], poli et repoli, plaqué d’ornemens voulus et de morceaux à effet[2], revêtu, à force de temps et de peine, de tout le vernis académique, avec le décor obligé des antithèses symétriques, des périodes filées, des exclamations, prétentions, apostrophes, et autres figures du métier[3]. Dans le plus célèbre et le plus important de ses rapports[4], j’ai compté vingt-quatre prosopopées, imitées de Rousseau et de l’antique, plusieurs très prolongées, les unes adressées à des morts, à Brutus, au jeune Bara, d’autres à des personnages absens, aux prêtres, aux aristocrates, aux malheureux, aux femmes françaises, d’autres enfin à un substantif abstrait, comme la Liberté ou l’Amitié : avec une conviction inébranlable et un contentement intime, il se juge orateur parce qu’il tire à tout propos la vieille ficelle de la vieille machine. Pas un accent vrai dans son éloquence industrieuse ; rien que des recettes et les recettes d’un art usé, des lieux-communs grecs et latins[5], Socrate et sa ciguë, Brutus et son poignard, des métaphores classiques, « les flambeaux de la discorde »

  1. Buchez et Roux, XXXIII, 406. (Discours lu le 8 thermidor.) Manuscrit imprimé avec les corrections et les ratures.
  2. Ibid., 420, 422, 427.
  3. Ibid,. I, 428, 436, 435. « O jour à jamais fortuné où le peuple français tout entier s’assembla pour rendre à l’auteur de la nature le seul hommage digne de lui ! Quel touchant assemblage de tous les objets qui peuvent enchanter le regard et le cœur des hommes ! O vieillesse honorée ! O généreuse ardeur des enfans de la patrie ! O joie naïve et pure des jeunes citoyens ! O larmes délicieuses des mères attendries ! O charme divin de l’innocence et de la beauté ! O majesté d’un grand peuple heureux par le seul sentiment de sa force, de sa gloire et de sa vertu ! etc. » — « Non, Chaumette, non, la mort n’est pas un sommeil éternel. » — « Peuple, souviens-toi que dans la république, etc… » — « S’il faut que je dissimule ces vérités, qu’on m’apporte de la ciguë. »
  4. Discours du 7 mai 1794 (sur les idées morales et religieuses dans leur rapport avec les principes républicains).
  5. Buchez et Roux, XXIII, 436 : « Les Verrès et les Catilina de mon pays. » (Discours du 8 thermidor.) — Notez surtout le discours du 7 mai 1794, tout farci de réminiscences classiques.