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sommes heureux que le naturel de Mlle Brandès, l’art de M. Berton, le talent de M. Montigny, aidés de la bonne grâce de Mlles Marcelle Jullien et Lesage, leur aient valu ce premier succès. Le Vaudeville commence heureusement la saison ; — il a surtout bien achevé cette première soirée.

En effet, vers les onze heures, c’est la Victime, de M. Abraham Dreyfus, qui a succédé au Divorce. Une pièce nouvelle du même auteur avait d’abord été annoncée. M. Adolphe Dupais, paraît-il, s’est aperçu que le principal rôle ne lui convenait pas. M. Dreyfus a fait mine de se ranger à cet avis ; il a consenti que la Victime, d’abord représentée au Palais-Royal, fût reprise en place du nouvel ouvrage. Il a jugé sans doute que celui-ci trouverait aussi bien fortune ailleurs et que, pour dire vrai, M. Adolphe Dupuis n’était pas le seul comédien auquel un bon rôle pût convenir. L’événement de l’autre soir a confirmé cette théorie. La Victime, à l’origine, fut créée par Geoffroy et sans doute écrite pour ce comédien. Quel autre jamais parut exiger davantage et plus naturellement qu’on modelât son personnage sur lui ? Mais quel que soit l’interprète, un personnage de comédie, s’il est vraiment de bonne comédie, lui survivra. Tel est Malbroussin, ce cousin de Perrichon. Par un autre emploi de l’égoïsme et tout aussi humain, Malbroussin s’attache à sa prétendue victime comme Perrichon s’intéresse à l’homme qu’il croit avoir sauvé. La composition de M. Dreyfus est moins large et moins puissante que celle de M. Labiche, la toile en est plus petite ; mais avec quelle finesse, quelle minutie ingénieuse et quelle entente du caractère cette figure est peinte ! Avec quelle variété l’auteur multiplie les facettes du rôle ! avec quelle adresse il les remue ! Et pourtant rien ne miroite et le personnage reste un. C’est bien, avec sa couardise et sa fanfaronnerie, sa bonhomie aussi et même sa bonté, un citoyen de notre ville et de notre époque : une malice qui n’est pas méchante, et qui pourtant n’est dupe de rien, a observé ses ridicules et les fait revivre ensemble ; aussi M. Boisselot, sans s’inquiéter de Geoffroy, a-t-il pu nous les rendre… Ah ! si Commines et Coitier étaient empruntés de la réalité aussi directement que Malbroussin ! Si Louis XI, ce roi bourgeois, avait autant de vie dans les veines que ce bourgeois électeur, j’oserais promettre à Casimir Delavigne qu’on se souviendra de sa tragédie dans cent ans aussi bien que de la petite comédie de M. Dreyfus, qui n’est pourtant ni poète national ni même académicien !


Louis GANDERAX.