Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/544

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il se résigne à être cruellement méconnu. On ne s’exile pas impunément de la société des hommes. Un jour, Amiel s’interroge avec amertume sur l’inanité apparente des résultats qu’il a obtenus : « Qu’est-ce qui s’est interposé entre la vie réelle et toi ? C’est la mauvaise honte. Tu as rougi de désirer… » Il s’est comme interdit volontairement la jouissance, la possession, le contact des choses en n’en gardant que la vision et le regret. « Funeste effet de la timidité aggravée par une chimère. Cette démission par avance de toutes les ambitions naturelles, cette mise à l’écart systématique de toutes les convoitises et de tous les désirs était peut-être une idée fausse ; elle ressemble à une mutilation insensée. Cette idée fausse est aussi une peur.


La peur de ce que j’aime est ma fatalité !


De très bonne heure, j’ai découvert qu’il était plus simple d’abdiquer une prétention que de la satisfaire[1]. » Le monde est sans pitié pour les boudeurs qui se retirent sous leur tente et ne lui demandent rien. « On se déconsidère en s’émancipant de la considération… Le monde, acharné à vous faire taire quand vous parlez, se courrouce de votre silence quand il vous a ôté le désir de la parole[2]. »

Chemin faisant, que d’observations fines sur les mœurs, sur les diverses façons d’être, sur les caractères, et particulièrement sur les femmes ! Qui dirait que ce solitaire ait, du fond de sa retraite, si finement jugé la femme, et saisi en traits incisifs sa mobile et fuyante nature ? Prenons-en quelques-uns au hasard dans cette diversité des ébauches semées à travers le journal. « Si l’homme se trompe toujours plus ou moins sur la femme, c’est qu’il oublie qu’elle et lui ne parlent pas tout à fait la même langue et que les mots n’ont pas pour eux le même poids et la même signification, surtout dans les questions de sentiment. Que ce soit sous la forme de la pudeur, de la précaution ou de l’artifice, une femme ne dit jamais toute sa pensée, et ce qu’elle en sait n’est encore qu’une partie de ce qui est. La complète franchise semble lui être impossible et la complète connaissance d’elle-même paraît lui être interdite. Si elle est sphinx, c’est qu’elle est en même temps énigme ; elle n’a nul besoin d’être perfide, car elle est le mystère…[3]. » C’est sans doute pour cette même raison que la femme ne veut pas, quand on l’aime, qu’on dissipe brutalement l’ombre où elle se plaît

  1. Page 154.
  2. Page 189.
  3. Page 40.