Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/543

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde n’est trop souvent que du psittacisme. « Pour faire entendre une parole sensée, il faut se livrer à un véritable tournoi avec des verbosités impétueuses et intarissables, qui ont l’air de savoir les choses parce qu’elles en parlent, l’air de croire, de penser, d’aimer, de chercher, tandis que tout cela n’est qu’apparence et babil. Le pis est que l’amour-propre étant derrière ce babil, ces ignorances d’ordinaire sont féroces d’affirmation ; les caquetages se prennent pour des opinions, les préjugés se posent comme des principes. Les perroquets se tiennent pour des êtres pensans, les imitations se donnent pour des originaux ; et la politesse exige qu’on entre dans cette convention. C’est fastidieux[1]. »

Et ici quelques types joliment tracés. L’homme intelligent a mille façons de souffrir dans le monde, qui ne comporte que des affirmations réglées d’avance selon les milieux où l’on se trouve : c’est le doute d’abord, et ensuite la conscience même de la science, la conscience de l’incertitude et de l’ignorance, la conscience des limites, des nuances, des degrés, des possibles. Tout cela fait souffrir ; le mieux est de s’en passer. L’homme vulgaire ne doute de rien, parce qu’il ne se doute de rien[2]. — « Bienheureux les sûrs d’esprit ! » disait un jour devant nous un délicat railleur. L’homme médiocre a pour lui les facilités mêmes du langage, les formules toutes faites, l’élément banal de chaque science mis à sa portée par l’instruction universelle, par la presse périodique et tous les procédés de vulgarisation actuellement répandus qui dispensent chacun de penser par soi. « Chacun remue des liasses de papier-monnaie ; peu ont palpé l’or. On vit sur les signes et même sur les signes des signes, et l’on n’a jamais tenu, vérifié les choses. On juge de tout et l’on ne sait rien… Qu’il y a peu d’êtres originaux, individuels, sincères, valant la peine d’être écoutés ! Le vrai moi, chez la plupart, est englouti dans une atmosphère d’emprunt… L’immense majorité de notre espèce représente la candidature à l’humanité, pas davantage[3]. » D’ailleurs, on sait que le monde ne cherche pas la lumière, et que, s’il la trouve par hasard, il s’en effraie. Il y a en lui comme une quiétude intéressée qui ne veut pas être dérangée. « Le nombre des êtres qui veulent voir vrai est extraordinairement petit. Ce qui domine les hommes, c’est la peur de la vérité, à moins que la vérité ne leur soit utile[4]. »

Au milieu de ces vulgarités qui s’étalent, de ces illusions complaisantes et de ces complicités d’erreur, que fera le timide ? que fera le sincère ? Il souffrira, il s’isolera, il se taira ; il faudra même

  1. Pages 236-237.
  2. Page 137.
  3. Pages 230-237, etc.
  4. Page 45.