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renaissant dans sa résurrection lumineuse au printemps. C’est à cette intime communication avec elle qu’il doit d’être un grand peintre de paysage du paysage tel qu’il le définissait, mêlé à l’âme et la réfléchissant dans ses nuances les plus mobiles. Voyez, par exemple la description de cette journée de pluie. Comme l’impression physique tourne vite au sentiment ! « Temps pluvieux. Grisaille générale. J’aime ces journées où l’on reprend langue avec soi-même et où l’on rentre dans sa vie intérieure. Elles sont paisibles, elles tintent en bémol et chantent en mineur… On n’est que pensée, mais l’on se sent être jusqu’au centre. Les sensations elles-mêmes se transforment en rêveries. C’est un état d’âme étrange ; il ressemble aux silences dans le culte, qui sont, non pas les momens vides de la dévotion mais les momens pleins, et qui le sont, parce qu’au lieu d’être polarisée, dispersée, localisée dans une impression ou une pensée particulière, l’âme est alors dans sa totalité et en a la conscience. Elle goûte sa propre substance. Elle n’est plus teintée, colorée, affectée par le dehors, elle est en équilibre[1]. » Voyez, au contraire, l’effet produit sur l’âme par le plein soleil, par un après-midi ruisselant de lumière : « Jamais je ne sens plus qu’alors le vide effrayant de la vie, l’anxiété intérieure et la soif douloureuse du bonheur. Cette torture de la lumière est un phénomène étrange. Le soleil, qui fait ressortir les rides du visage, éclaire-t-il d’un jour inexorable les déchirures et les cicatrices du cœur ? Donne-t-il honte d’être ? En tout cas, l’heure éclatante peut inonder l’âme de tristesse, donner goût à la mort, au suicide et à l’anéantissement, ou à leur diminutif, l’étourdissement par la volupté… On parle des tentations de l’heure ténébreuse du crime ; il faut y ajouter les désolations muettes de l’heure resplendissante au jour[2]. » Chaque poète a son clair de lune. Amiel a le sien, qui est très particulier, bien à lui, tout psychologique : « Rêvé longtemps cette nuit sous les rayons qui noient ma chambre… L’état d’âme où nous plonge cette lumière fantastique est tellement crépusculaire lui-même que l’analyse y tâtonne et balbutie. C’est l’indéfini, l’insaisissable, à peu près comme le bruit des flots formé de mille sons mélangés et fondus. C’est le retentissement de tous les désirs non satisfaits de l’âme, de toutes les peines sourdes du cœur, s unissant dans une sonorité vague qui expire en vaporeux murmure. Toutes ces plaintes imperceptibles qui n’arrivent pas à la conscience donnent en s’additionnant un résultat, elles traduisent un sentiment de vide et d’aspiration ; elles résonnent mélancolie. Dans la jeunesse, ces vibrations éoliennes résonnent espérance :

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