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presque. Ce qui nous gâte un peu toutes ces fines et vives sensations qui abondent sous cette plume infatigable, c’est précisément qu’elles soient recueillies avec tant d’amour, notées avec tant de soin, exprimées avec le choix de mots le plus heureux et le plus brillant ; chacune de ces impressions, quelques-unes joyeuses, la plupart tristes, a été ciselée, burinée, mise en son plus beau relief, le soir, dans le cabinet de travail, à la clarté de la lampe. Ce n’est plus la vie même que nous saisissons directement dans son mouvement spontané, c’est la vie réfléchie dans la mémoire, fixée sur le papier, frémissante encore, mais à travers des phrases littéraires. L’homme et le lettré s’unissent ici et se confondent au point qu’il est bien difficile de faire la part de l’un et celle de l’autre. Conçoit-on qu’un homme ait vécu ainsi toute une vie en tête-à-tête avec lui-même sans se fatiguer de ces trente ou quarante années de contemplation assidue, pendant lesquelles il n’a pas cessé un seul jour, après s’être regardé avec complaisance, de se raconter avec art ? C’est peut-être là un regret bien subtil que nous exprimons, mais nous l’exprimons comme nous l’avons ressenti. C’est d’ailleurs l’inconvénient de ce genre littéraire. La correspondance et le roman y échappent, bien qu’ils soient des œuvres très personnelles. La lettre échappe à ce péril, parce qu’elle ne répond qu’à un seul moment de notre vie, parce qu’elle est l’expression instantanée d’un état de conscience et qu’on l’oublie ou qu’on feint de l’oublier après l’avoir écrite. Le roman se soustrait au même inconvénient parce que l’auteur, en transférant ses propres sensations dans une autre personne, les dépayse légèrement, les modifie en les mêlant à la fiction, et leur ôte ce caractère de personnalité trop directe et je dirais trop aiguë qu’elles ont dans le journal. On souffre ici d’une analyse intime si prolongée comme de l’abus d’une sorte d’égoïsme intellectuel. Il ne faudrait pas pousser cette remarque trop loin ; mais, quelle que soit la beauté de certaines pages, la profondeur ou la vivacité nuancée de certaines analyses, on est tenté de dire à l’auteur : « Et maintenant, occupez-vous un peu des autres, sous peine de trouver le châtiment de cette exclusive attention à vous-même dans une sorte d’incapacité de vivre et d’énervement. » Ce fut, en effet, là l’expiation de cette vie consumée dans l’analyse, et, malgré de belles facultés, inféconde pour elle-même. Quel est le moraliste qui a dit que, pour retrouver son moi actif, vivant, fécond, il faut savoir le perdre, ou tout au moins l’oublier ? Ce moraliste avait raison, et sa maxime s’applique à l’art comme à la vie.


E. CARO.