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le voyant, étendu sur le plancher d’une des salles du château de Blois : « Il est encore plus grand mort que vivant. » A leur première rencontre, le duc d’Anjou feignit pour lui la plus sincère amitié ; chaque jour il le menait dans la chambre de Marguerite, et, d’une voix doucereuse : « Plût à Dieu, ne cessait-il de répéter, que tu fusses mon frère ! » Cette perfide comédie servait à cacher son jeu ; en dessous il faisait remarquer à sa mère des assiduités qu’il prenait à tâche de favoriser. L’esprit ainsi prévenu, Catherine, la première fois qu’elle se trouva seule avec Marguerite, lui dit brusquement : « Ma fille, seriez-vous éloignée d’épouser le roi de Portugal ? — Votre volonté sera la mienne, » répondit Marguerite. Catherine s’attendait à une résistance ; surprise par cette apparente soumission et cherchant à lire dans les yeux de sa fille : « Vous ne dites pas ce que vous pensez, reprit-elle ; vous avez une autre idée au cœur. Le cardinal de Lorraine, je ne l’ignore pas, sachez-le bien, vous a mis en tête d’épouser Henri de Guise son neveu. — Ma mère, répondit Marguerite, demandez pour moi le roi de Portugal et vous verrez si je vous désobéis. » Cette réponse désarma Catherine.

De longue date, elle avait pensé au roi de Portugal. La première année du règne si court de François II, Nicot, notre ambassadeur à Lisbonne, avait fait une première ouverture. Le jeune roi don Sébastien, auquel il avait remis un portrait de Marguerite, avait paru très impressionné par sa précoce beauté. Revenant donc à sa première idée, Catherine invita Fourquevaux, notre ambassadeur en Espagne, à reprendre cette négociation. Philippe II, qui, devenu veuf, aspirait ouvertement à la main d’Anne d’Autriche, la fille aînée de l’empereur Maximilien, parut se prêter complaisamment à ce projet, mais l’obstacle sérieux et insurmontable, c’était la domination absolue prise sur le jeune roi par deux théatins neveux du cardinal de Portugal. « Ce sont deux dangereux hypocrites, écrivait Fourquevaux à Catherine ; ils ont grand’peur de perdre leur crédit si le roi est une fois marié à Madame Marguerite. »

Catherine ne savait rien, ni du caractère, ni du physique de don Sébastien. « Avant d’aller plus avant, trouvez quelqu’un de bien avisé, écrit-elle à Fourquevaux, qui puisse nous rapporter au vrai quel est ce jeune roi. » — « Il a seize à dix-sept ans, répond Fourquevaux ; il est blond et gras ; il passe pour être variable, bizarre, obstiné et de l’humeur de feu don Carlos. Les uns disent qu’il est apte à avoir des enfans, d’autres l’en jugent incapable et le détournent du mariage ; car se marier, ce seroit avancer ses jours. Tous s’accordent à croire qu’il ne vivra pas. Il a été élevé à la portugaise, c’est-à-dire nourri de superstitions et de vanités. »