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début de la Neuvième Symphonie, Beethoven maniant deux rythmes différens, deux thèmes également forts ; prenez le finale de la Cinquième, quand vous sentez vous-même que votre admiration ne peut plus aller au-delà, voyez le maître se courber et, d’un fragment de thème qu’il ramasse vous refaire un monde. Autant on en peut dire de Sébastien Bach et de son contrepoint, où il se meut en toute fantaisie au milieu des plus inextricables difficultés de la science, d’une science que lui-même ne s’impose que pour la transgresser superbement dès qu’il s’agit d’enlever un effet de plus, comme dans la grande fugue pour l’orgue. Voilà ce que j’appelle la musique absolue ; la parole cesse de compter, plus de programme, c’est à votre propre substance de vous nourrir. Ici le mouvement est tout ; la relativité seule opère, la musique est l’art du son mouvementé. Si je veux, par exemple, peindre le calme, je n’aurai d’autre moyen d’y réussir que de diminuer le mouvement. La forme et la couleur sont du ressort des arts qui modèlent et qui décrivent ; la musique. ne dispose que du mouvement, et c’est là qu’il lui faudra chercher ses allégories pour nous rendre les contrastes du grand et du petit, du clair et de l’obscur, du tendre et du brutal ; ton majeur ou mineur : allegro, rinforzando, diminuendo et pianissimo, puis, en fait de ressources techniques, plus rien !

Je notais l’autre jour dans Quintilien un passage à ne pas omettre ici : « La nature nous a faits sensibles à la mélodie ; autrement se pourrait-il que les instrumens qui n’articulent aucun mot nous inspirassent tant de mouvemens différens ? » Voilà le vrai, la nature nous a faits sensibles à la mélodie : Natura ducimus ad modos neque aliter eveniret ut illi quoque organorum soni, quanquam verba non exprimunt, in alios atque alios ducerent motus auditorem.

Un de ces philosophes de l’esthétique, comme en Angleterre et en Allemagne il y en a tant et comme nous en avons, hélas ! si peu, Herbart, refuse au génie de l’artiste le don de création : « Il n’invente pas, il découvre ; il est le Cook d’un groupe d’Iles que le passé, le présent et leur esthétique enfermaient et qui, sans lui, resteraient inconnues. » En d’autres termes, l’artiste ne fait que découvrir les formes que nous supposions être a priori dans son imagination. Ces formes, au dire du philosophe, quasi flottantes dans l’océan de la pensée, apparaîtraient soudainement au navigateur. Il faudrait donc croire ainsi que l’artiste apporte son idée à la forme préexistante et non plus qu’il invente lui-même la forme pour son idée, ce qui ferait de lui quelque chose de moins qu’un chimiste manipulant les divers produits de la nature pour les convertir en objets de fabrication. Que deviennent alors les