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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/709

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affectation de plaire ou d’amuser dans un sujet qui ne le comportait guère, une façon toute semblable de passer à côté des questions vraiment sérieuses et vraiment importantes, et enfin, même défaut absolu d’ordre, de suite et de plan. Trop de choses dont nous nous serions bien aisément passés, et trop peu de celles que nous y cherchions sur la promesse du titre. Il faut le dire, et il faut le répéter, de pareils livres ne sont pas seulement médiocres, ils sont encore et surtout dangereux. C’est que pour vingt-cinq ou trente ans peut-être, dans l’état présent de la science historique, ils barrent la route, en quelque sorte, à des livres meilleurs, au vrai livre qu’il faudrait faire sur le sujet qu’ils ont gâté. La place est occupée par eux, bien ou mal, il n’importe guère ; et la curiosité publique, — cette curiosité si nécessaire, quoi que l’on ait l’air d’en dire, aux progrès même de l’érudition, — ne se laisse plus ramener de sitôt à une matière dont elle tient l’intérêt pour momentanément épuisé. Le livre de M. Babeau n’est pas bon, celui de M. Forneron était même un peu moins que bon, ils seraient tous les deux à refaire, et pour cette raison que les voilà faits, de quelque manière qu’ils le soient, on ne songera pas à les refaire de longtemps.

Si quelque chose, à la vérité, doit ici diminuer nos regrets, c’est qu’il se pourrait, en y réfléchissant, que l’un et l’autre écrivain ait été dupe et victime de ce que l’on qualifierait assez bien l’illusion ou le mirage d’un faux sujet. Eh ! oui, sans doute, au premier abord, l’Histoire générale des émigrés ou les Voyageurs en France depuis la renaissance jusqu’à la révolution, il semble que ce soient, non-seulement des sujets, mais encore des sujets heureux, heureusement choisis, et, sinon faciles, du moins curieux, intéressans et tentans à traiter. Mais, pour peu que l’on y regarde, si le détail, si l’anecdote, si « la particularité, » comme disait Voltaire, y abondent, c’est le fond qui se dérobe et qui manque. On ne peut pas écrire l’Histoire générale des émigrés, parce que l’émigration elle-même n’a pas ce qui s’appelle une histoire. C’est une diversité de mobiles, c’est une dispersion de personnes, c’est une confusion de faits, c’est une vacillation de principes, d’idées, de projets, et finalement, c’est une succession de tentatives avortées qui ne peut pas s’enfermer dans un cadre, encore bien moins le remplir toute seule. De même, les Voyageurs en France depuis la renaissance jusqu’à la révolution. Où est le centre, où est l’unité du sujet ? Comme les autres avaient émigré, ceux-ci ont voyagé ; c’est tout ce qu’il y a de commun entre eux, et ce n’est pas assez. Car le point de perspective manque, le point d’où se débrouillerait la confusion de tous ces récits, et d’où l’on ramènerait à la forme sévère du livre l’incohérence de tous ces témoignages. Si le principal défaut du travail de M. Babeau est quelque part, il est là, et de ce seul défaut, qui est au