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fond, dérivent tous ceux que nous y avons signalés tout d’abord. Son sujet n’en est pas un, ni ne pouvait en être un. Ce n’est que le démembrement d’un sujet plus vaste, plus général, et comme qui dirait une simple étude pour le tableau de l’ancien régime à la veille de la révolution. Presque aucun de ces voyageurs, en effet, Français ou étrangers, ne nous intéresse par lui-même, et nous n’en sommes uniquement curieux que pour ce qu’il nous apprend de l’ancienne France. Qui s’aviserait autrement, pourquoi, dans quel intérêt, de lire, je ne dis pas le Voyage à Barèges de Dusaulx, ou le Voyage à Bordeaux de l’abbé de Voisenon, mais les Voyages eux-mêmes du plus célèbre d’entre tous ces voyageurs, les Voyages d’Arthur Young ?

Nous aurons donc dit tout ce que l’on peut dire de plus favorable du livre de M. Babeau si nous disons qu’un jour l’historien futur du XVIIIe siècle y trouvera d’utiles indications de sources et quelques renseignemens. Voilà, en effet, le livre qu’il nous faudrait, un livre comparable, pour l’étendue des recherches et l’ampleur de la composition, aux livres, presque classiques aussitôt que parus, de M. Biedermann pour l’Allemagne et de M. Lecky pour l’Angleterre au XVIIIe siècle. Si nous commençons, en effet, à connaître le XVIIe siècle, — au moins dans ses grandes lignes, et bien qu’il ne manque pas de découvertes à y faire encore, — nous sommes moins avancés dans la connaissance de celui qui l’a suivi. Nous écrivons encore son histoire comme sous la dictée des hommes qui l’ont vécue, et nous continuons de recevoir les dépositions intéressées des témoins ou des acteurs pour l’expression définitive du jugement de la postérité. L’opinion que nous avons de Voltaire ou de Frédéric, c’est toujours l’opinion même que les Frédéric ou les Voltaire ont eu l’art de nous insinuer, et quand nous jugeons l’ancien régime, c’est avec les considérans de ceux qui jadis travaillèrent à le renverser. Sous quels traits cependant veut-on qu’ils l’aient dépeint, sinon sous les seuls qui convinssent aux exigences de leur polémique et aux besoins de leur apologie ? Nous ne saurions les en blâmer, ils étaient dans leur rôle, mais c’est nous qui trahissons le nôtre quand nous nous enrôlons dans cette « grande conspiration contre la vérité, » comme l’appelait Joseph de Maistre, et que nous prétendons néanmoins avoir écrit l’histoire. Ce grand et beau sujet, autour duquel nous voyons tourner tant d’écrivains sans qu’aucun l’ose franchement aborder, comment se fait-il qu’il n’ait tenté personne et qu’entre tant de faux sujets, l’exemple de l’Allemagne et de l’Angleterre n’ait pas appris à nos historiens qu’il y en avait là un vrai ?


F. BRUNETIERE.