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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/801

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« Ce fut alors, écrivait-il, que je commençai à avoir l’appréhension de ne jamais achever mon triste livre sur Frédéric et à penser que ce serait plutôt lui qui m’achèverait. Je me rappelle encore le sentiment de terreur, sombre, froid, vague et pourtant bien réel, qui me traversa comme une flèche une nuit où j’étais assis par terre, le dos au chambranle de la cheminée, en robe de chambre et en bonnet de nuit, empaqueté dans des couvertures, ma chandelle dans la cheminée et fumant ; c’était mon remède les jours d’insomnie. Ce fut le premier véritable assaut de peur, m’obligeant pour ainsi dire à voir un fait évident. Et je me rappelle que j’en fus triste tout le jour suivant. » La crise alla en s’aggravant jusqu’à ce que le dernier volume de Frédéric II eût paru (1865). Sur la fin, elle était réellement, selon les expressions de Carlyle, « lugubre et épouvantable. »

Mme Carlyle avait, de son côté, de sérieuses raisons de ne pas retrouver son ancienne sérénité. Sa santé ne s’était jamais relevée depuis le séjour à Craigenputtock. Les maladies se multipliaient avec l’âge, ne laissant presque plus d’intervalles de repos. Vers la fin de 1863, un accident de voiture détermina un mal auquel les médecins ne connurent rien : « Ce fut, dit Carlyle, un déluge de douleurs intolérables, des douleurs indescriptibles telles que je n’en avais jamais ni vu ni imaginé… On aurait dit qu’il y avait de la douleur dans chaque muscle et dans chaque nerf ; pas de sommeil ni jour ni nuit, jamais de relâche de la lutte et des souffrances désespérées. Je n’ai jamais connu personne qui supportât la douleur plus courageusement et plus silencieusement ; mais ici, pour la première fois, je la vis vaincue, s’abandonnant ; il semblait que ses regards plongeassent dans un immense chaos de désolation sans limites — à l’horizon, rien que la mort ou pire. J’ai vu dans ces beaux yeux chéris des expressions qui surpassaient toutes les tragédies ! Une nuit surtout, lorsqu’elle se leva hors d’elle-même et se précipita vers moi avec désespoir sans prononcer un mot. Elle parlait rarement de ce qu’elle éprouvait, mais, lorsqu’elle en parlait, il semblait que le langage humain n’eût pas de mot pour rendre ce qu’elle souffrait : « Une douleur ordinaire, par exemple, si l’on coupait ma chair avec des couteaux ou si l’on sciait mes os, serait une jouissance en comparaison. »

Le supplice dura de six à huit mois. Il y eut ensuite un mieux, pendant lequel l’attendrissement dont on a entendu l’écho dans la Note précédente se prolongea. Carlyle avait réellement été amolli par le spectacle des souffrances de sa femme et par la crainte de la perdre. Elle s’en aperçut, en fut touchée, — on l’est si facilement quand on aime ! — et laissa paraître sa tendresse plus librement