Il est vrai que la France a perdu ses plus belles colonies. Elle a vu la Louisiane et la Floride, le Canada et l’Ile de France sortir de son patrimoine ; mais ses revers même semblent n’avoir eu d’autre résultat que de démontrer la vitalité posthume de ses créations coloniales. Au reste, ne sommes-nous pas un peu prompts à vanter à nos dépens nos voisins tout aussi éprouvés ? L’Angleterre n’a-t-elle pas vu l’indépendance des États-Unis se constituer sur les ruines de son empire colonial ? La perte prochaine du Canada et de l’Australie n’est-elle pas prévue par ses hommes d’état ? Les Portugais n’ont-ils pas perdu le Brésil, les Espagnols leurs immenses possessions d’Amérique ? Sommes-nous donc les seuls à avoir créé des colonies pour n’en tirer d’autre honneur que celui de leur avoir infusé notre sang et appris notre langue ? Parmi les grands états européens, nous n’en connaissons guère qui n’aient rien perdu de leur empire colonial que ceux qui ont encore à le créer, — comme l’Allemagne et l’Italie.
La légende qui condamne à l’avance toute entreprise française au dehors n’a pas seulement l’inconvénient d’être fausse ; elle est décourageante. C’est à elle que l’on doit le lent développement de nos établissemens à l’étranger. Mais c’est elle surtout qui engendre ce dédain altier avec lequel, en France, on traite, sans exception et de parti-pris, tous ceux des nôtres qui ont la témérité de tenter au dehors quelque création, dédain qui va de pair avec l’admiration que nous inspirent ces coureurs d’inconnu s’ils appartiennent à une nation voisine.
Aussi Belges, Suisses, Italiens, Anglais et Allemands, lorsqu’ils se lancent dans cette aventure aujourd’hui pourtant bien bourgeoise de l’émigration, tout aussi ordinaire que le choix d’une carrière, rencontrent-ils l’appui de tous ceux qui les ont précédés et les vœux de ceux qui restent ; le Français qui passe la mer n’est plus qu’un déclassé. Qu’il soit jeune ou vieux, qu’ayant manqué sa vie, il cherche à la recommencer dans un pays nouveau, ou qu’il en soit encore à chercher sa première voie, le jour où il part, il se déclasse et se diminue. Mais ce qui est plus étrange encore, le jour où il arrive au milieu même de Français qui l’ont précédé dans le pays qu’il a choisi, il sent qu’il a fait, en venant les rejoindre, le sacrifice de la considération à laquelle il croyait avoir droit ; s’il se présente devant son consul, il est accueilli par ce fonctionnaire avec cette froideur soupçonneuse qui jauge un déclassé de plus venant grossir les rangs des enfans perdus de la patrie ; il apprend là que c’est un quasi-délit que d’avoir voulu s’arracher à la médiocrité d’une vie toute tracée, et de s’être imposé la tâche laborieuse de chercher au dehors un succès dont la patrie qu’il a quittée partagera avec lui le profit.