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sécurité parfaite ; elle n’est pas bien malade et n’aura pas de peine à guérir. O Titus ! ô Bérénice ! j’allais me plaindre tout à l’heure de ne vous avoir jamais vus à la Comédie-Française ; si M. Perrin m’a épargné de vous voir ainsi représentés, béni soit M. Perrin ! Mais, s’il faut remercier la Comédie-Française de ce qu’elle ne joue pas les chefs-d’œuvre, à quelle misère en est réduit le répertoire classique ?

Aussi bien M. Laroche et Mlle Dudlay sont de courageux artistes, que je serais désolé de contrister. Si j’ai tant appuyé sur eux, c’est qu’ils offrent de parfaits exemplaires de ce que peut produire, servie par un obstiné travail, une fausse interprétation du genre tragique. Ils jouent la tragédie comme les gens du XVIIIe siècle l’écrivent ; leur jeu est plein de mérite, mais c’est un jeu mort, et quel mort gourmé ! C’est le mieux embaumé qui se puisse voir. Tout près, au second plan, se tiennent d’autres momies ambulantes ; ce sont les talens inférieurs de Mlle Fayolle et de M. Villain, raidis par le même système. Rien de plus froid que cette Stratonice et de plus inerte, sinon cet Albin. M. Martel, au moins, qui fait Néarque, est un peu plus dégourdi.

Ce n’est pas M. Mounet-Sully que je donnerai pour modèle à ses camarades. Il a des qualités naturelles qui sont inimitables ; il en a cultivé quelques-unes heureusement, mais la culture ne les saurait reproduire. Si, d’ailleurs, il a quelque défaut, je ne désire pas qu’on l’imite par là.

Oui, certes, il a des défauts ! Il abuse de sa belle voix pour passer de la fureur la plus éclatante à la plus doucereuse onction, il joue du tonnerre et de la flûte, sans pouvoir justifier toujours par quelle raison il quitte l’un pour l’autre : caprice de virtuose, enfantillage d’illuminé. De même il abuse de ses beaux yeux, de ses belles dents et de ses beaux membres pour s’abandonner à des excès de mimique. Il garde en son jeu quelque chose de personnel et de hasardeux qui serait mieux de mise dans le drame romantique : le classique réclame plus de désintéressement et ne laisse rien à la fantaisie. Mais quoi ! c’est un homme et non un pantin ; ses pectoraux remuent généreusement sous les plis harmonieux de sa chlamyde, et sous les pectoraux palpite le cœur. Il est magnifique à voir dans ses voiles brodés à l’orientale, c’est bien le « cavalier arménien, » dont les pères ont régné à Mélitène. Même n’est-il pas un peu trop Arménien, un peu trop éloigné de son auteur Corneille et de ce Port-Royal d’où son ami Néarque rapporte la théorie de la grâce ? Il semble, avec cet appareil moderne de couleur antique, appartenir aux Noces corinthiennes de M. Anatole France plutôt qu’à la tragédie du XVIIe siècle ; au moins faut-il dire qu’il prend de son costume un souci trop persistant : il change trois fois de toilette, et la dernière fois en prison ; parmi tant d’occupations, le baptême, l’attentat et le reste, c’est bien de la présence d’esprit