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Marguerite fondait incessamment en larmes. Le souper fut d’une tristesse mortelle : Marguerite avait le visage lavé par les larmes ; le roi affectait de ne pas lui adresser la parole et de s’entretenir de choses insignifiantes avec ses compagnons de table. La Huguerie, qui assistait au repas sans être vu, en conjectura que cette réconciliation ne durerait guère.

Le mois suivant, le duc d’Anjou expirait à Château-Thierry. Cette mort faisait du roi de Navarre l’héritier de la couronne de France. Au plus mal avec les Guises, qui se préparaient à la Ligue, Henri III céda à la nécessité d’un rapprochement avec le Béarnais. A cet effet, il lui envoya d’Épernon, ce « demi-roi de France. » Lorsqu’elle avait subi en plein Louvre une honte publique, d’Épernon était aux côtés du roi, Marguerite n’avait pu l’oublier. Elle prévint donc le roi son mari « qu’elle s’absenteroit pour ne pas troubler la fête. » Cette résistance contrariait tous les projets de Catherine ; elle écrivit à sa fille pour s’en plaindre et chargea Bellièvre de lui faire passer sa lettre. « Madame, manda-t-il de Pamiers à Marguerite, je vous écris par le commandement de votre mère, vous suppliant de vous conformer à ses instructions. C’est l’avis de tous vos amis à la cour. Donnez -moi la charge de dire au duc d’Épernon que vous lui ferez bon accueil. » De guerre lasse, Marguerite consentit à ce que Bellièvre exigeait d’elle : « Soit, dit-elle, je resterai, mais je m’habillerai d’un habit dont je ne m’habille jamais, qui est de dissimulation et d’hypocrisie. » Elle tint parole, son visage resta impassible. Mais cet acte de condescendance ne lui profita guère, elle continua à rester isolée dans une cour dont elle n’était la reine que de nom.

Il dut se passer d’étranges choses dans ce triste intérieur ; on les pressent, on les devine, en voyant les terribles accusations que, de part et d’autre, on se renvoie. Marguerite pensait avoir tout à craindre de la favorite, la comtesse de Guiche : elle accusait M. de Ségur d’avoir voulu l’enlever pour la tenir prisonnière à Pau. De son côté, le roi faisait appréhender le secrétaire de sa femme, un nommé Ferrand, sous la grave inculpation d’une tentative d’empoisonnement. Le bruit courut que c’était pour lui arracher des révélations sur la liaison de Marguerite avec Chanvalon. Excité par la comtesse, le Béarnais pensait-il à répudier Marguerite en l’accusant d’être la complice de Ferrand ? Cette question fut portée à son conseil, et Aubigué eut le courage et la loyauté de défendre Marguerite, qui, certes, ne l’aimait pas.

Cette guerre à outrance entre la femme légitime et la maîtresse avait pris de telles proportions que, lorsque Marguerite demanda au roi d’aller faire ses pâques à Agen, il n’y fit aucune objection, heureux de trouver l’occasion d’une trêve momentanée. Loin de