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sont pas ici des théories, mais bien des observations, établies, confirmées, démontrées par l’tiistoire, et ceux-là seuls en ont pu contester la justesse qui croient encoie, comme au siècle dernier, qu’une même rhétorique, fondée sur les mêmes principes généraux, vagues et abstraits, gouvernerait également l’art pédestre d’écrire en prose et l’art ailé de chanter en vers. Lorsque Buffon, pour louer des vers, les déclarait beaux comme de belle prose, il ne se moquait point, et c’était la poétique de son siècle, où, faisant abstraction de tout ce qui constitue le vers et la poésie même, on ne leur demandait plus que les qualités de sens, de liaison des idées, de logique apparente, d’ordonnance extérieure et de correciion grammaticale qu’on demande à la prose. Mais puisque la prose et la poésie sont deux, il faut bien qu’elles aient des règles et des lois différentes, car, si elles avaient les mêmes, il est trop évident qu’elles ne seraient plus qu’un.

Que d’ailleurs les Parnassiens aient exagéré la rigueur des règles qu’ils ont établies sur cette base inattaquable et que, dans l’application, pour vouloir rimer trop richement, ils aient bien des fois rimé très pédantesquement, c’est possible, c’est même certain. On en citerait trop d’exemples. Où les versificateurs d’autrefois mettaient à la rime ces épithètes vagues dont Boileau s’était déjà moqué, « crimes affreux » et « troubles cruels, » « promesse trcmpeuse » et «vengeance terrible, » les Parnassiens ont mis trop de noms propres : de « Kailaça » et de « Daçaratha, » de « Kymatolège » et « d’Autonoé, » de « Khrysaor » et « d’Abd-el-Nur-Eddin, » qui sonnent mieux peut-être, mais ne font pas meilleure figure. On le leur a d’autant moins aisément psrdonné que, bien loin de savoir le grec, ils ont prouvé, quand ils ont voulu traduire Homère, qu’a peine savaient-ils le latin. Ils y ont mis aussi trop d’expressions techniques et trop de mots insignifians qui, en obligeant la pensée d’enjamber sur le vers suivant, ont pour ainsi dire supprimé le temps même que devait marquer la rime. Et généralement, sous prétexte que la rime était tout, on peut dire qu’ils ont abusé du droit de cheviller en mettant à l’intérieur du vers les mots de remplissage que leurs prédécesseurs, plus naïfs, laissaient volontiers à la rime. Peut-être même est-ce ici, comme on le montrerait sans peine, l’une des différences qui distinguent le plus nettement noire ancien vers classique du vers assez improprement appelé romantique. Mais, en dépit des exagérations dont aucure réforme après tout ne saurait se défendre, le principe même de la réforme n’en était pas moins excellent, et il méritait la fortune qu’il a faite. C’est vraiment, en effet, la rime qui gouverne la constitution du vers français, et, dans toute œuvre vraiment lyrique, c’est l’entrelacement des rimes qui doit gouverner la constitution de l’ensemble.

En même temps qu’ils accusaient de négligence ou d’incorrection la