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qu’en aucun temps d’ailleurs un vrai poète n’a pu dédaigner, sont insensiblement devenues l’art même, et plus nous irons maintenant, plus il semble évident qu’elles devront achever de se confondre avec lui. L’inspiration, sans une certaine règle, n’a jamais suffi toute seule à soutenir les œuvres, et le talent naturel, sans une certaine discipline, et de plus en plus rigoureuse, n’y suffira plus désormais. Car un cri du cœur, comme on dit quelquefois, cela fait toujours honneur à la sensibilité de celui qui le laisse échapper, mais nous avons tous poussé des cris du cœur, ou presque tous, et nous n’en sommes pas plus poètes pour cela. L’expression de ce cri du cœur, c’est-à-dire, — comme l’indique assez l’étymologie même du mot, — l’ensemble des moyens et la succession des artifices qui, des profondeurs obscures de la sensibilité, l’amènent à la pleine conscience de lui-même et le tixent dans une forme éternellement durable, voilà la poésie, voilà l’art ; voilà aussi le métier, si l’on sait bien l’entendre. Et nous ne savons pas ce que la faiblesse de la rime ou l’impropriété des termes ajouterait d’éloquence à ce cri, mais nous voyons au contraire très bien le surcroît de valeur qu’il reçoit de la précision du langage et de la contrainte du rythme. Tous les arts en sont là de nos jours. « La conscience est devenue désormais une condition nécessaire à la réalisation de la beauté… L’idée que ce mot implique a longtemps été dépourvue de valeur dans le domaine de l’art. On ne songeait pas à louer le peintre ou le sculpteur de n’avoir pas épargné sa peine... Mais la connaissance approfondie de la nature et de l’histoire a donné de nos jours au mot de conscience une haute signification. En l’employant aujourd’hui, on parle du devoir rigoureux qui incombe à l’artiste de s’approprier tout ce qu’une science certaine met au service de son sujet : il s’agit d’une nouvelle probité. Je ne sais ce que la postérité pensera de cette vertu que nous exigeons du talent, mais si elle la méconnaissait, il faudrait qu’elle eût perdu à la fois la juste notion de la forme et le respect de l’histoire. » Cette leçon qu’un grand artiste, M. Guillaume, tout récemment, donnait aux peintres et aux sculpteurs, c’est exactement celle que les Parnassiens se sont efforcés d’inculquer aux poètes de l’avenir. Il faut respecter religieusement la forme parce qu’en poésie, comme en sculpture et comme en peinture, la forme, c’est le fond, parce que les meilleures intentions ne sont comptées au poète qu’autant qu’elles sont suivies d’exécution, et parce qu’enfin la valeur de l’exécution dépend à peu près uniquement de la connaissance qu’il a des règles ou des lois de son art. Bien loin donc, comme on l’a prétendu, que la préoccupation du métier puisse jamais gêner la liberté de l’ardste, c’est au contraire aujourd’hui le seul moyen qu’il ait d’arriver à l’expression entière de sa pensée. Savoir, c’est pouvoir, selon la juste formule, et dans chaque art comme dans chaque science, — les droits du génie mis à part, — on ne peut que dans la mesure où l’on sait.