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le roi a reçues de la part de la gauche ne doivent pas faire illusion. Le langage du même parti avant la victoire ne laisse pas douter que ses sentimens n’eussent été tout autres si le roi n’avait pas cédé. On crie : « Vive le roi ! » mais c’est à condition qu’il se soumette.

Si la constitution a reçu une profonde atteinte, l’union avec la Suède n’est-elle pas compromise? Le relâchement ou la rupture de l’union pourraient avoir les conséquences les plus graves. L’opinion publique s’en préoccupe en Suède et non sans raison. Les pays scandinaves sont faibles, et ce ne sera pas trop de la réunion de toutes leurs forces pour maintenir leur indépendance. Isolés, ils peuvent être la proie de la première grande puissance qui voudra les prendre. La Norvège est de tous la plus exposée et la moins en état de se défendre. Ses ports qui ne gèlent jamais, ses fjords qui sont des rades remarquables, sa ceinture d’Iles en feraient, dans des mains puissantes, un arsenal maritime de premier ordre. Quelle résistance ce petit pays de 1,800,000 habitans, presque tous répandus sur la côte, pourrait-il opposer à l’envahisseur? Les vainqueurs de la lutte politique se refusent énergiquement à accepter cette conséquence. Il est à souhaiter que les événemens ne l’imposent pas. Les dissensions intérieures faisant tomber le Nord scandinave sous la dépendance ou la domination étrangère, ce serait assurément un des résultats les plus fâcheux qui fussent jamais sortis des révolutions.

La France ne s’est jamais désintéressée de ce qui se passe dans le Nord. Si la Suède est son ancienne alliée, les Danois et les Norvégiens sont les seuls peuples de l’Europe qui n’aient jamais combattu contre les armées françaises. Ils ont souvent, et malheureusement pour eux, partagé notre fortune, et leur histoire intérieure présente avec la nôtre plus d’un trait de ressemblance. Comme la France, le Danemark et la Norvège ont eu deux siècles de régime absolu, sous des rois qui s’inspiraient des principes du gouvernement de Versailles. Ils ont passé sans transition, comme la France, au gouvernement constitutionnel dans les conditions périlleuses d’un état social égalitaire et démocratique et du suffrage universel ou presque universel. Ils souffrent des mêmes maux que nous, et leur exemple peut nous servir de leçon peut-être plus directe que les événemens qui ont pour théâtre de grands pays, bien plus éloignés de la France par leurs institutions et leur histoire. La crise actuelle est une expérience dont nous aurons peut-être à profiter. Les événemens de Norvège nous apprendront, dans un avenir prochain, ce qu’il advient des gouvernemens qui capitulent.


PIERRE DARESTE.