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véritablement épouvanté de la dégradation à laquelle l’homme pouvait arriver. Nous avons vu cette dégradation dans les siècles passés; elle persiste au milieu de ce grand mouvement qui agrandit les horizons de l’humanité et nous entraîne vers des destinées inconnues. Il est profondément douloureux, il est humiliant de voir la barbarie régner encore sur des régions immenses et le progrès s’arrêter à tel degré de latitude, comme si des races entières étaient incapables d’y prendre part. Et cependant que d’efforts ont été tentés! que de mobiles puissans sur le cœur de l’homme ont agi sans relâche ! L’ambition et la soif de l’or, le dévoûment et la charité ont conduit le civilisé vers le sauvage, ont amené le contact des races supérieures et des races inférieures. Ces mobiles, si différens dans leur but, si différens dans leur action, ont abouti, il faut bien le dire, à une égale impuissance. Le désir immodéré des conquêtes est aussi ardent chez les peuples modernes, qui se croient les maîtres de leurs destinées, que chez les despotes des temps passés, et les démocraties ne le cèdent en rien, sous ce rapport, aux Césars; mais les conquêtes et leurs dures conséquences ont rarement été bienfaisantes aux vaincus. Les besoins d’un commerce avide de débouchés, en face d’une concurrence effrénée, amènent sur les points les plus reculés du globe des établissemens, des comptoirs nouveaux. Quelques bouteilles d’eau-de-vie, quelques mètres d’étoffe, quelques colliers de verroterie achètent des royaumes entiers. La protection des gouvernemens suit leurs nationaux; une colonie est fondée au milieu de populations barbares; mais les vices de notre civilisation se font plus facilement accepter que ses grandeurs. Des hommes, pionniers héroïques, vont porter aux cannibales des principes plus purs, une morale plus élevée : leur œuvre reste stérile. Ils arrosent de leur sang ces terres inconnues : le bon grain qu’ils sèment ne lève point. Il y a là, pour le penseur, des mystères insondables. L’homme est-il donc condamné à d’infranchissables limites? Les races diverses ne peuvent-elles dépasser un certain ordre de conceptions? ne peuvent-elles s’assimiler un certain ordre de progrès? Les races inférieures ne peuvent-elles se développer au contact de races supérieures et sont-elles fatalement condamnées à disparaître devant elles? Ce seraient là de bien douloureuses conclusions ; aujourd’hui elles paraissent fondées. Dieu veuille que l’histoire future puisse les démentir !


Marquis DE NADAILLAC.