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à être mangé, et la sentence est exécutée séance tenante, sous les yeux des officiers hollandais, impuissans à l’empêcher.

L’anthropophagie n’implique nécessairement ni la férocité ni la dégradation extrêmes. Les Battas, dont nous venons de parler, instruits par des missionnaires protestans, savent presque tous lire et écrire. Les Mexicains étaient assurément supérieurs aux autres peuples de l’Amérique du Nord; nulle part cependant les sacrifices humains n’ont atteint un pareil degré d’atrocité, ni les festins de cannibales un aussi grand développement. Nous connaissons des sauvages qui, hier encore, étaient anthropophages et dont les mœurs sont plutôt douces, les insulaires de Taïti et de Tonga, par exemple. A Taïti, l’honneur de manger l’œil était réservé au roi et le premier nom de la reine Pomaré (Aimata, je mange l’œil) était un souvenir de son royal privilège. Mais ce sont là des exceptions et, en général, l’anthropophagie est alliée à la plus complète barbarie. Nous ne pouvons donc souscrire à l’opinion soutenue, il y a quelques années, au congrès préhistorique de Bologne, par M. Vogt, que les tribus adonnées à l’anthropophagie et aux sacrifices humains étaient beaucoup plus avancées dans l’agriculture, l’industrie, les arts, la législation que les peuples voisins qui repoussaient ces crimes. Nous donnons les propres paroles du savant professeur ; point n’est besoin, il semble, de les réfuter. Les faits nombreux que nous avons cités sont une réponse péremptoire. La science la plus incontestable devient vaine, alors qu’on ne sait l’aborder qu’avec des idées préconçues. Il ne faut pas oublier non plus, et c’est peut-être là une des causes de l’erreur de M. Vogt, que l’accusation de cannibalisme a été souvent bien légèrement formulée. Dans les siècles passés, comme aux jours où nous vivons, les haines, les passions, les préjugés populaires, s’y sont donné pleine carrière. Aux premiers temps de notre ère, les chrétiens ne furent-ils pas accusés de célébrer leurs mystères en buvant le sang des jeunes enfans? Au moyen âge, chaque peuple prétendait imputer cette odieuse coutume à ses ennemis. Quand les Lombards envahirent l’Italie à la fin du VIe siècle, ce fut l’accusation que répétaient dans leur terreur les vaincus. Plus tard, dans d’autres régions, elle se renouvelait contre les Slaves. Les croisés et les Sarrasins, dans leurs longues et sanglantes luttes, s’accusaient réciproquement de cannibalisme, et nous-mêmes, n’avons-nous pas vu les colères insensées des peuples contre les Israélites, qui réclamaient, assurait-on, le sang des vierges chrétiennes pour pétrir leurs pains azymes ?

Nous disions, en commençant ces lamentables récits, qu’on était