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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/460

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ne douta pas d’abord que tous les muscles, sous cette toison, ne fussent à leur place, et que tous les crocs, vibrant de ces rugissemens, n’eussent leurs pointes. Le moyen d’imaginer qu’on n’a pas devant soi Shakspeare, tout Shakspeare et rien que Shakspeare, lorsqu’on aperçoit de ci, de là, des poignards « culottés de sang, » — un « tetin » qu’une mère arrache de la bouche de son fils, — une cervelle d’enfant qu’il s’agit de faire « gicler » sur le pavé ! Ah ! ce ne sont plus là les fadaises d’un Ducis, ni les fadeurs d’un Letourneur, d’un Guizot, d’un Montégut, encore moins d’un Léon Halévy, d’un Émile Deschamps, d’un Jules Lacroix ! François-Victor Hugo lui-même est étonné.

Cependant des Aryas indiscrets ont l’idée de recourir au texte : Unmannerly breech’d with gore… Brecch veut bien dire culotte, et breech’d culotté, mais dans le sens propre où le not ne s’emploie guère, sinon dans la chanson : Votre Majesté — Est mal culottée ! D’où il suit que breech’d with gore, pour les contemporains de Shakspeare, est à peu près l’équivalent de vêtus de sang pour les contemporains de Racine. D’ailleurs quelqu’un s’avise que breech’d ne va pas tout seul, mais qu’il est modifié par l’adverbe unmannerly (incivilement) ; porter une culotte, à l’ordinaire, est un précédé civil ; une culotte de sang, pour un poignard, est une marque d’incivilité ; de sorte que si Shakspeare a donné au mot breech’d une attention particulière, il a voulu en faire, par l’alliance de l’adverbe, un de ces traits précieux où se complaisait le goût de son époque ; s’il a mis à cette place autre chose qu’une expression toute naturelle, c’est une gentillesse : M. Richepin, par affectation d’exactitude, y met une grossièreté. Le reste à l’avenant : nipple, à proprement parler, désigne le bout du sein : une nourrice dit-elle : « Je vais retirer le tetin à mon petit ? » Elle dit « le sein, » tout bonnement, sans avoir lu Ducis. Quant au verbe to dash out, quel en est le sens, sinon « faire sortir en éclats ? » Gicler n’ajoute rien, que je sache, à la force de l’idée ni de l’image ; s’il y ajoute, il a tort : c’est le texte qu’il renforce. On connaît ce personnage de Rabagas, qui, rédigeant une affiche, appelle un cochon un cochon : « Oui, cochon ! reprend-il… Et si je savais un mot plus cochon que cochon, je le mettrais ! » M. Richepin, le sait, ce mot, et il le met !

Pourquoi ce parti-pris de violence ? Pour étonner Shakspeare ? Ou, — parlons sérieusement, — pour le compromettre ? Pour porter plus loin sous la peau du lion les représailles des artistes dans le camp des bourgeois ? Ce ne serait, à ce compte, qu’un enfantillage ; poussé à l’outrance sur quelques points, Macbeth n’en serait pas moins Macbeth ; pour la première fois il serait donné de le voir tout entier sur la scène, traduit en français avec cette sorte de fidélité que permet la prose ; on aurait le plaisir, au moins, de mesurer dans des conditions nouvelles son effet sur le public.