Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/482

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Cleveland, qui, au mois de mars, ira prendre place à la Maison-Blanche, et c’est là sans nul doute un événement des plus sérieux pour les États-Unis. Pour la première fois, depuis la guerre qui faillit un jour dissoudre la grande union américaine, un représentant du Sud redevient président; mais, depuis vingt-cinq ans, les circonstances ont singulièrement changé. La situation n’est plus la même. L’existence de l’Union n’est plus depuis longtemps en péril; la liberté des noirs n’est plus une question. De tout ce qui divisait passionnément les deux grandes fractions de la république américaine, il ne reste plus rien, et il ne s’agit nullement de faire revivre ce passé. L’élection de M. Cleveland n’est pas une réaction, un ressouvenir de guerre civile, elle serait plutôt faite pour consacrer l’oubli définitif des luttes anciennes, des divisions du passé, et elle n’en est que plus significative sous ce rapport.

Ce n’est point évidemment par sa notoriété, par l’éclat de ses services et de son talent que M. Cleveland, ancien gouverneur de New-York, a conquis les suffrages qui le portent aujourd’hui à la présidence. Son concurrent, M. Blaine, était plus connu que lui ; il a été secrétaire d’état, et il a l’expérience de la politique; il n’a manqué ni d’activité, ni d’habileté, ni de faconde dans la dernière campagne électorale. En réalité, M. Blaine expie sans doute par sa défaite les fautes de son parti. Depuis plus de vingt ans, les républicains ont si audacieusement abusé du pouvoir et trafiqué de leur influence, des fonctions dont ils pouvaient disposer ou dont ils provoquaient la création; ils ont tellement prodigué la captation et la corruption sous toutes les formes, qu’ils ont fini par lasser et indigner beaucoup d’hommes indépendans qui se sont séparés du parti. De plus, M. Blaine, pour garder ses voix du Nord, est resté assez protectionniste pour s’aliéner tous ceux qui commencent à désirer le retour à une certaine liberté commerciale. Il a laissé enfin des souvenirs assez inquiétans de son passage à la secrétairerie d’état, de son intempérance diplomatique et de ses interventions turbulentes dans les affaires des autres pays. Tout cela sans doute a contribué à sa défaite. Ce qui est certain dans tous les cas, c’est qu’il n’est plus qu’un vaincu et qu’une autre politique vient de triompher, M. Cleveland n’a pas toute la notoriété de M. Blaine; mais il est moins compromis ou moins engagé. Il n’est pas nommé pour perpétuer les abus de l’administration républicaine, contre lesquels il sera nécessairement forcé de se mettre en garde. Il est vraisemblable que, dans le domaine des intérêts économiques, il sera conduit, sinon à une complète liberté commerciale, du moins à des atténuations de tarifs qui ne peuvent qu’être favorables à l’Europe. En un mot, c’est peut-être une ère nouvelle qui s’ouvre avec un nouveau président pour la république américaine.


CH. DE MAZADE.