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IX.

Le jour de sa retraite avait été un jour comme tous les autres. Ni les gens ni les choses n’avaient semblé prendre beaucoup garde à ce vieux serviteur qui s’en allait pour toujours.

A l’heure habituelle du branlebas, bien avant l’aube, dans ces grandes chambrées de la division qui ont pris quelque chose de la rudesse et de la senteur des navires, les matelots nus avaient sauté à bas de leurs hamacs qui étaient accrochés en rang à des barres de fer. Lui seul s’était senti troublé à son réveil, songeant avec un sentiment indéfinissable que c’était sa dernière journée. Ensuite le va-et-vient alerte, et tous les lavages du matin, et tous les bruits de cette vie commencée avant le jour, s’étaient succédé régulièrement, commode coutume, au son des tambours et des clairons. Ceux qui la veille avaient eu la permission de nuit, ou qui l’avaient prise étaient rentrés l’un après l’autre, l’allure excitée, ayant aux lèvres un goût de plaisir. Et puis le soleil, un soleil un peu voilé d’automne, s’était levé, lui aussi, à son heure.

Avant le dîner de midi, lui, Kervella, avait passé l’inspection de sa compagnie, — avec son uniforme le plus neuf, mis par coquetterie pour cette dernière fois. Quelques maîtres l’abordant, le félicitaient : il était arrivé à ce terme auquel peu de marins ont le bonheur d’atteindre ; il allait donc enfin se reposer, avoir un petit jardin, et, comme ils disaient, vivre de ses rentes. — Quelques-uns au contraire, sachant qu’il était bien usé, l’appelaient : mon pauvre Kervella, avec de ces airs contrits que l’on prend pour quelqu’un qui s’en va mourir. Puis c’étaient des adieux, des poignées de main. Lui se croyait très content et s’efforçait de trouver des choses joyeuses à leur dire.

Autour de lui, continuait le train familier de cette grande caserne qui est comme le vrai quartier général, la maison mère des hommes de la flotte.

L’heure du repos était arrivée. Entre les grands murs lisses, impropres aux escalades, ils se promenaient par groupes, les marins, bien plantés sous leurs vêtemens larges, avec des allures molles ou impatientes d’enfans prisonniers. Ceux qui avaient navigué, les vrais, les formés, dont le visage avait noirci au soleil des tropiques, se contaient, en fumant, des aventures de campagne, échangeaient des confidences amoureuses concernant des petites filles du voisinage, ou bien dépensaient leur excès de force aux barres de fer du gymnase. Et les nouveaux, les tout jeunes à figure ronde, inscrits à peine arrivés des barques de pêche ou des villages de la côte bretonne, regardaient, un peu effarouchés, avec des yeux naïfs,