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autres, sous tous les climats du monde. Il avait eu une insolation au Gabon, la fièvre jaune au Sénégal, la dyssenterie en Cochinchine ; et des échouages et des naufrages ; et des blessures, des balafres et des fièvres.

Un amiral, — qui souvent reparaissait encore dans sa vieille mémoire, — l’avait pris en estime, et alors, l’ambition lui était venue.

Pendant une expédition d’Afrique, en l’avait décoré à cause d’une balle reçue volontairement en pleine poitrine, en se jetant devant un officier, par un mouvement sublime, pour le couvrir de son corps.

À la fin, on l’avait nommé premier maître, un grade honorable et assez bien rétribué, le plus haut que les matelots puissent atteindre.

Et comment dire ce qu’il avait dépensé pour en venir là, d’années, de force, de vigilance, d’énergie, de voix et de muscles, et de souffle dans son sifflet d’argent !..

Cependant les femmes ne le dédaignaient pas encore. Il avait gardé sa belle tournure et son air de décision. Avec le temps il avait repris sa gaîté mordante de matelot ; peu à peu lui était venu ce genre d’esprit des grands rouleurs auxquels l’habitude des situations extrêmes donne une étonnante aisance ; rien ne le déconcertait jamais, et il tranchait tout par des reparties brèves, auxquelles se mêlaient bizarrement des images empruntées aux choses de la mer.

Les femmes ne le dédaignaient pas encore, et pourtant il était usé, — comme on dit en marine aussi bien des vieux serviteurs que des vieux navires.

Usure des marins, sourde, profonde, que rien n’arrête plus. Tous les vents et tous les soleils les ont vidés sans qu’il y paraisse, et un beau jour ils s’affaissent. Alors tout se paie : excès de travail musculaire qui leur avait fait les bras si forts ; changement perpétuel des climats ; gaspillage de sève et de vie ; alternance des séquestrations de la mer et des périodes de plaisir où on se donne cœur et sang à des filles quelconques écloses au soleil. Et les longues nuits de quart, dans les embruns et la pluie ; et les tensions d’esprit, et les responsabilités dans les mauvais temps, et les heures d’angoisse…

Jean Kervella était déjà très usé par toutes ces choses quand il était venu attendre sa retraite à la division de Brest, encore cambré et de bonne allure dans son uniforme de maître, avec un ruban rouge à sa boutonnière.

Et c’est alors qu’il avait acheté sa petite maison de la route du Portzic, pour finir là sa vie en face de la rade et des navires.