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vêtement d’un drap inusable que les retraités promènent jusqu’à leur mort, — il s’en allait encore d’un assez bon pas, ayant un certain air et de la tenue ; mais il soufflait beaucoup pour revenir.

Un matin, ayant accepté de boire avec un autre ancien comme lui, il rentra ne marchant plus très droit ; alors, pour la première fois de sa vie, il fut grondé honteusement par une femme, par cette mère Le Gall, qui, elle, ne mettait son bonnet de travers que le dimanche soir, et encore pas chaque semaine.

Il lui arrivait aussi maintenant, — et c’était un signe de la fin, — de se mêler à ces retraités, qui, par les temps doux, se rassemblaient près des fortifications, à la porte de Recouvrance. Tous les pauvres vieux cabans de marine étaient là, brossés, rebrossés, retournés, râpés, enveloppant des dos osseux, des carcasses mourantes.

Ils s’amusaient ensemble au palet, au bouchon, à des jeux comme à bord, ayant gardé de leur vie de matelot cette naïveté et cet enfantillage qui maintenant, chez ces vieillards, étaient lugubres.

Ou bien, assis en petits groupes pitoyables, ils se contaient leurs histoires :

— Quand j’étais sur la Melpomène.,

— Et moi, à bord de la Sémiramis, un soir qu’on prenait le troisième ris, l’amiral m’avait dit : « Jézéquel, à toi!.. »

Ils racontaient en même temps, chacun causant pour soi-même. Et ces navires dont ils parlaient n’existaient plus; et ces commandans, qui revenaient dans leurs récits comme des personnages de légende, s’ils n’étaient pas morts depuis longtemps, ils étaient devenus ces tristes fantômes qui, ayant achevé une carrière admirable d’intrépidité, de dévoûment et d’honneur, s’en allaient lentement par les rues, en vêtement noirs avec une rosette rouge à leur boutonnière; — ou bien, les jours où il y avait un peu de soleil, on les roulait dans des petites voitures.

Près de cette porte de Recouvrance, des sentiers partaient pour s’enfoncer dans des endroits inhabités de la banlieue, le long des grands remparts en granit pleins d’herbes et de lichens; des sentiers verts très favorables aux amoureux, très aimés des matelots pour y promener le soir les petites filles de ce faubourg. Et justement, tous ces vieux avaient choisi l’entrée de ces chemins pour s’y réunir, faisant de ce lieu comme le vestibule d’un cimetière. Attirés par l’habitude, ils l’encombraient toujours de leur foule lamentable, — les uns restés propres et dignes, bien boutonnés dans leur caban éternel; d’autres sordides, hébétés d’alcool, faisant mal à voir.

Et tous, ils avaient été les lestes et les forts, — usés au service de la patrie, qui leur donnait da quoi ne pas tout à fait mourir. Et