Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/508

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nid sous son toit, chantaient dès le matin leur joie d’amour ; partout dans la campagne s’épaississaient des verdures nouvelles, s’ouvraient des fleurs… Gaîté pour les autres, pour tout ce qui était jeune ; pour lui, ironie atroce, plus sinistre qu’un ricanement de la mort.

Il allait et venait, se baissant péniblement pour arracher ces méchantes herbes. Un vieux fuchsia, qui était devenu un arbre sous le climat doux de Bretagne, encombrait la petite allée de ses branches retombantes ; par le haut, il était presque mort, mais en bas il avait refleuri à profusion comme une jeune plante ; et quand le vieil homme passait, toutes ces fleurs couleur de corail qui frôlaient le drap usé de son caban de matelot, y répandaient en fraîche poussière le trop plein de leur pollen jaune. — Lui aussi, jadis, avait semé au hasard la sève exubérante de sa vie, — mais les hommes ne refleurissent pas dans leur vieillesse comme les arbres, et leur fin est une décomposition horrible à voir.

L’été passa encore, la chaleur le ranima un peu. Il mit une dernière fois le paletot en nankin et s’éventa avec la feuille de palmier. Mais l’hiver, il lui vint une enflure plus maligne qui semblait pleine d’eau. Et il se soignait, se soignait, s’abêtissant dans cette seule idée de se conserver. Qui sait ; à force de précautions, peut-être pourrait-il atteindre l’autre printemps ?..

Non. Une nuit de mars, la mort qui passait, allant à Brest achever quelques poitrinaires, s’arrêta pour le tordre. Elle lui mit la bouche de travers, lui chavira les yeux, lui recoquilla les doigts et reprit sa course, le laissant raide sur son lit, figé dans la pose qu’il devait garder jusqu’au moment de tomber par morceaux dans la pourriture dernière.


XIV.

Le lendemain matin, la mère Le Gall, en arrivant, le vit dans cet état :

« Ma Doué, ma Doué Jésus !.. Mon vieux qui est crevé ! »


Il fut emporté par des matelots ; c’avait été son vœu, comme celui de presque tous les vieux marins. À cause de sa croix, il y eut un piquet d’hommes en armes.

Ce fut propre et honorable.

Dans la suite, on vit longtemps, à la devanture d’une fripière, dans le bas quartier de Brest, le paletot en nankin, l’éventail en palmier et le portrait de la petite communiante dans son cadre de coquillages.


PIERRE LOTI.