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Si Pie IX aspirait au martyre, il tenait peu à l’exil. L’Italie lui était chère, malgré les douleurs qu’elle lui causait. Il résistait aux prélats qui s’efforçaient de l’entraîner. Il écoutait plus volontiers la parole froide et sensée du cardinal Antonelli que les exhortations passionnées du cardinal Patrizzi et du général Kanzler. « Je n’envisage l’éventualité du départ qu’avec crainte, disait le cardinal Antonelli à M. Lefèvre de Béhaine, et si les circonstances l’exigeaient, c’est à la France que nous demanderions asile. » L’engouement pour la Prusse avait cessé ; on reconnaissait tardivement que M. d’Arnim avait joué une perfide comédie ; c’est vers la France que se reportaient les vœux et les prières. Pie IX confiait à notre chargé d’affaires qu’il avait offert sa médiation à Versailles et qu’on l’avait repoussée, en s’appuyant sur notre état révolutionnaire. « J’espère, disait-il plus tard à M. Lefèvre de Béhaine, offrir au monde, à l’occasion des fêtes de Noël, une vraie trêve de Dieu. »


XVIII

M. de Malaret avait été rappelé le 12 septembre. M. Jules Favre aurait dû le supplier de rester à son poste, de conserver à son pays, dans d’aussi douloureuses épreuves, l’autorité et l’expérience qu’il avait acquises dans le cours d’une longue mission[1]. Il préféra céder à l’esprit de parti, rompre les derniers liens diplomatiques qui unissaient la politique italienne à la politique française. En substituant à un agent éprouvé un homme nouveau, sans relations, sans traditions, ignorant de l’état des choses en Europe, incapable de se retrouver dans les subtilités et les équivoques de l’esprit italien, le ministre des affaires étrangères de la défense nationale faisait table rase du passé, il rendait au cabinet de Florence toute sa liberté d’action, il laissait le champ libre à ses ambitions. Il est vrai que M. Senard était un républicain de la veille, et, même, de l’avant-veille. Ses parchemins dataient de loin ; ils remontaient à 1830. Il appartenait à cette génération d’hommes ardens, convaincus, qui, pour le triomphe de leurs idées, ne craignaient pas de se faire tuer sur les barricades. Renverser les monarchies, bonnes ou mauvaises, sans souci de la rupture de nos alliances et des coalitions européennes, dans le seul dessein d’assurer l’avènement de la république, était pour eux le premier des devoirs. Ils prêchaient l’émancipation, la fédération et la fraternité

  1. M. Favre avait cependant le respect des situations acquises ; il avait aussi conscience de son inexpérience. « De grâce, ne m’abandonnez pas, disait-il le 5 septembre, aux agens du ministère ; que deviendrais-je sans vous ? Je ne commettrai que des erreurs. » Il ne se passa pas moins de leurs avis et même de leurs plumes. il était dans sa destinée de mettre ses actes en contradiction avec ses paroles.