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de chaume. Pendant que nous luttons contre lui, les femmes continuent d’errer autour de nous avec des gémissemens et des signes de croix, les enfans galopent sur des chevaux, les hommes accourus des champs se hâtent sans but et sans ordre : le plus difficile est de faire accepter une direction à ces gens affolés. Le battement espacé du tocsin domine tout ce tumulte ; la cloche semble la seule voix réfléchie et sérieuse, poursuivant là-haut avec Dieu son dialogue de reproches et de supplications.

L’affolement des pauvres paysans est bien excusable. C’est le troisième incendie qui sévit sur leur village depuis un mois. Ils se sentent si désarmés vis-à-vis de leur tyran : tout conspire pour lui et contre eux. Quelqu’un a appelé la Russie « un empire de paille. » L’empire du feu, par conséquent. Voyez un village, c’est un bûcher ingénieusement préparé pour sa fin naturelle. Serrées les unes contre les autres, des maisons de bois, avec d’énormes toits de chaume ; ces maisons, entourées de meules de paille, sont reliées entre elles par un lacis de hangars et de palissades en clayonnages, qui enveloppe tout le village comme un filet aux mailles de menu bois ; après les grandes sécheresses des étés russes, cet amas de branchages, de vieilles poutres et de paille calcinée par le soleil est aussi combustible que l’amadou ; il n’y a pas de pierre, partant pas de murs, nul obstacle qui ralentisse la course du feu. C’est le seigneur des terres russes, le tsar terrible qui sans cesse les parcourt et les ruine. Il a ses armes parlantes, un coq rouge ; c’est par cette métaphore que ses sujets le désignent habituellement ; il a ses armées, les mauvais compagnons qui travaillent pour lui ; il réquisitionne la moisson, il réquisitionne la forêt ; il lève tribut sur son peuple, un tribut parfois plus lourd que celui du tsar légitime. Je trouve son budget dans un rapport officiel pour la province de Saratof ; durant les dix dernières années, il y a détruit en moyenne six mille maisons de paysans ; le dommage annuel s’élève à 15 ou 16 millions de roubles ; c’est juste le chiffre de l’impôt de capitation perçu par l’état sur cette province. — Je ne me souviens pas d’une seule course de nuit, en cette saison, où je n’aie aperçu sur un ou plusieurs points de l’horizon des pans de ciel rouge, signalant des hameaux ou des forêts en feu. Et presque partout, peu d’eau, pas de secours, des pompes dérisoires. Aussi, après la première heure d’effroi, la résignation fataliste de ce peuple reprend vite le dessus ; le soir venu, chacun gratte les cendres de sa maison, y cherchant un peu de blé carbonisé ; aux femmes qui pleurent les hommes répondent en secouant la tête : — « Ce qui est perdu est perdu ! » ou bien : « Que faire ? Dieu nous a visités ! » — Aujourd’hui, nous nous sommes assez promptement rendus maîtres de rincendie ; Slavgorod est dans un bas-fond, entouré d’étangs, ce