Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/556

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le sol instable que la charrue ne respecte pas ! Que c’était peu, ces deux gouttes entraînées dans le torrent de vie qui circulait ce jour-là ! Était-ce même quelque chose ? et ces mots avaient-ils un sens, « deux âmes ? » Oui, pourtant, car ce peu suffisait à remplir la solitude, Vide l’instant d’auparavant ; cette présence invisible mettait le degré nécessaire entre la terre et celui qui l’a faite pour servir ; cela seul expliquait la raison d’être de la matière. Si ces mots n’avaient pas de sens, pourquoi cette dépense stupide de forces, pourquoi ces laborieuses combinaisons de lumière, de chaleur, d’élémens qui demain seront du pain, pain qui sera de la vie, vie qui sera de la pensée ? Même sous la clarté de ce soleil, dans ces transformations que la science devine, tout est mystère, merveilles dérobées ; pourquoi pas un mystère de plus, sans lequel tous les autres seraient incompréhensibles ?

J’appris depuis que c’étaient des marchands qui avaient été assaillis et frappés à cet endroit quelques jours avant ; personne ne savait bien au juste les détails de l’événement, on n’avait pas trouvé les coupables. Les victimes n’étaient pas du pays, nul ne les réclamait ; le prêtre non plus ne connaissait pas ces âmes et s’était abstenu ; on les avait mises là au plus vite. — Avant-hier, je suis repassé par la même route ; on ne distinguait plus le tertre, englouti dans les blés nouveaux, déjà drus et verts ; l’océan de la vie montait ; à peine si le débris de ce naufrage faisait encore une ride à la surface. Comme l’épave d’un mât qui résiste un instant sur la mer, on voyait toujours le sommet d’une des croix.

… Ce matin, nous avons eu la triste et fréquente alerte des campagnes russes. Le tocsin sonne à l’église voisine, des gens effarés accourent, nous appellent : le feu est au village. Tandis que nous franchissons les quelques centaines de pas qui nous séparent du foyer de l’incendie, les femmes et les enfans s’assemblent devant les portes, pleurant, criant à tue-tête ; la prairie se couvre de jupes et de marmaille, de bras qui battent l’air avec des gestes désespérés ; les filles rythment leurs sanglots sur cette longue gamme mineure qui termine les chansons petites-russiennes comme un hurlement de loup. Chacun chasse ses bestiaux et déménage son pauvre mobilier ; de vieux coffres, des bancs, des samovars obstruent le chemin. Le prêtre sort de sa maison avec les saintes images, le juif du cabaret détale, tout tremblant, plié sous le faix de deux énormes pains de sucre. Devant nous, un large rideau de flammes cache le ciel ; un pâté de maisons et de hangars s’effondre ; la ligne de feu s’étend et avance, l’ennemi manœuvre comme une armée savamment conduite ; sur son front, semblables à des tirailleurs détachés, des lueurs éclatent çà et là au sommet des toits