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l’univers est une : dans le monde moral comme dans le monde physique, la vie n’est que le résultat d’une lutte intime et perpétuelle entre des élémens qui cherchent leur équilibre ; dans les corps, cette lutte s’appelle le choc des forces contraires ; dans les idées, elle s’appelle la contradiction apparente des vérités, vérités dont nous n’apercevons pas la racine commune, parce qu’elle est trop haut. — En juillet dernier, comme on allait commencer les travaux des semailles, j’assistais à la bénédiction du grain. Au lever du jour, dans les champs labourés de la veille, au milieu des manœuvres, des bœufs attelés aux herses, le prêtre célébrait un Te Deum sur une petite table qui faisait office d’autel. Je regardais, et comme chacun revient involontairement aux préoccupations de son métier, je pensais à l’interprétation littéraire que des scènes pareilles suggèrent à nos écrivains. Quand le prêtre, revêtu de ses ornemens fripés, suivi de son diacre en grosses bottes poudreuses, entra dans le labour, le goupillon à la main, il n’avait rien de majestueux, il était même assez ridicule ; empêtré dans sa chasuble retroussée sur le bras, tirant le pied dans la terre grasse, il tanguait avec des gaucheries de héron pris dans la vase ; le diacre laissait couler le seau d’eau bénite, les villageois assistaient à ce spectacle, las et indifférens par l’habitude.

Voilà ce qu’aurait vu tel observateur qui croit être vrai parce qu’il est myope ; il n’eût été frappé que par ce côté réaliste, qui est dans le fond, suivant la remarque d’un critique avisé, le côté comique. Cependant, il y avait là autre chose, le quelque chose enfoui au profond de l’âme, comme les germes de vie invisibles dans ce champ, qui exigent le travail de la charrue pour être ramenés à la surface. Il y avait la grandeur de cette humble scène, dominant et excusant les pauvretés du détail : au milieu de ces plaines sombres, aux horizons infinis, sous le ciel ardent de juillet, ces créatures assemblées en prière, implorant l’Éternel pour qu’il veille dans le sillon sur le pain de demain ; et, sous la prière orthodoxe, une prière inconsciente et plus ancienne à la forte Terre, à la Cybèle au sein brun, dispensatrice des blés. Ces paroles, que le prêtre chevrotait de sa voix éraillée, elles étaient pleines de symbolismes profonds, de touchans appels à la miséricorde suprême pour toutes nos faims, tous nos labeurs, toutes nos espérances, tout ce qui est résumé dans le grain sacré, avenir des enfans, que l’homme confie au labour. Et quand le semeur, de son large et superbe geste qui est aussi une bénédiction, lança vers le ciel les premières poignées de froment, quand il apparut sur la crête, seul.et grand entre la terre noire et le ciel bleu, suivi par les bœufs qui se relevaient lourdement sur leurs genoux usés, quand les femmes, très