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spectacle nous attend : l’ingénieur a eu la galanterie de faire illuminer ces hautes et larges galeries avec des torches, des flammes de Bengale ; les feux, brisés sur les mille facettes de ces murs de cristal, y allument tous les rayons du prisme ; cette travée, inondée de lumière verte, semble la chambre d’un glacier ; cette autre, incendiée de clartés rouges, la fournaise d’une forge. Au fond des longues allées, des foyers éblouissans paraissent plonger dans les abîmes terrestres. Sur plusieurs points, on attaque la paroi par la poudre et la dynamite ; les détonations formidables roulent sous les voûtes, répercutées par des échos sans fin ; les quartiers de sel croulent et se brisent à nos pieds comme des avalanches de neige. Chacun se récrie d’admiration ; c’est le palais du roi des gnomes, un enfer de féerie ; jamais nos théâtres voués à ce genre n’ont rêvé pareil décor pour y loger leurs insanités. Ici la pièce qui se joue est grave, c’est le drame du travail. Mais les mineurs du sel sont bien moins à plaindre que leurs frères du charbon ; ils ont de l’air, de l’espace, une atmosphère saine et sèche ; pas la moindre infiltration d’humidité dans ces percées ouvertes en plein bloc.

L’ingénieur nous promène dans tout son royaume souterrain et nous donne d’intéressantes explications. Je les écoute, je l’avoue, d’une oreille distraite. Je pense à de lointaines et semblables fêtes, dans les galeries du Sérapéum ; quand mon pauvre Mariette disposait ses fellahs avec les torches de résine sur le tombeau des Apis, quand il racontait, les larmes aux yeux, l’émotion du jour inoubliable où il avait pour la première fois violé le seuil des anciens dieux. C’est beau, sans doute, l’effort de l’industrie qui fait sortir de terre ces richesses ; mais c’était beau aussi, l’effort de la science qui tirait de ces hypogées des secrets de trois mille ans, l’esprit des peuples disparus ; oui, c’était plus beau que tout. Jamais vos mines ne rendront pareil trésor. Oh ! qu’il y avait de lumière dans les ombres du Sérapéum avec ce bon génie !

Remontés là-haut, nous trouvons une nombreuse société réunie autour de la table de M. Kloth, ingénieurs, officiers, propriétaires du district. Tout en absorbant des fleuves de thé, on cause fort tard et de toutes choses, depuis les questions industrielles jusqu’à la chronique scandaleuse d’Ékatérinoslaf. Il est intéressant de surprendre, dans ces réunions de province, une transformation morale de la Russie qui va de pair avec la transformation matérielle. Parmi tous ces hommes, je remarque deux types bien caractérisés ; l’un, l’ancien, celui que la littérature russe appelle « l’homme des années quarante, » et dont la figure est si en relief dans les romans de Gogol, de Gontcharof, de Tourguénef ; bon vivant, hâbleur et dissipateur, engageant ses terres et gaspillant sa vie, ennemi de la