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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/568

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dans les fabriques de sucre ; au midi, sur les bateaux de la Mer-Noire ; mais, dès que le charbon russe franchit quelques centaines de kilomètres, il ne peut plus lutter contre le bon marché désespérant du charbon anglais.

Les mines accusent de cet état de choses leur auxiliaire naturel 3 le chemin de fer. Ce sont ici des plaintes unanimes contre lui, contre son tracé et ses tarifs. En effet, cela éclate aux yeux les moins expérimentés, le tracé se ressent de la hâte avec laquelle il a été terminé ; ses directions générales ne correspondent pas aux besoins réels de l’industrie ; la voie semble dessinée par une fée capricieuse, elle se complaît dans des courbes et des 8 fort élégans pour un patineur, mais assez incommodes pour une locomotive ; on dirait que les constructeurs se sont proposé ce problème : parcourir le plus de kilomètres possible dans le plus de temps donné. Le matériel est insuffisant, les correspondances mal établies ; surtout le jeu des tarifs avec les lignes voisines est meurtrier pour la production nationale. On nous raconte une anecdote qui peint bien les rancunes locales. Il y a quelque temps, un administrateur en tournée aurait aperçu de son wagon une caravane de tchoumaki longeant la voie ; ce sont les rouliers de Russie, des toucheurs de bœufs qui chargent les marchandises sur leurs petits chariots, dans les contrées dépourvues de lignes ferrées. L’homme des chemins de fer héla dédaigneusement les convoyeurs de bœufs : « Où allez-vous, comme cela ? — Nous menons du blé à Taganrog. — Mais, malheureux, cela n’a pas le sens commun ! Comment, n’a-t-on pas chargé ce blé sur les wagons que voici ? — Ah ! voilà, répondirent les gens : c’est que la demande est pressée, alors on nous a réclamés avec nos bœufs. »

Vraie ou fausse, j’ai rapporté l’histoire parce qu’elle est la fidèle image des contrastes matériels et moraux que l’on rencontre ici à chaque pas. Une partie de la Russie a pris le train et court à toute vapeur au XXe siècle ; l’autre, la plus nombreuse, s’attarde dans le coche et nous parle des âges lointains ; les deux tronçons font de pénibles efforts pour se rejoindre. Cette scission, ce manque de synchronisme, frappent l’étranger dans tout l’empire, dans toutes les manifestations de la vie russe ; c’est la fatalité d’où découlent pour ce pays ses plus cruels embarras ; mais nulle part on ne la comprend mieux qu’ici, dans cette steppe cosaque subitement envahie par l’industrie. Il y a pour l’esprit comme une fatigue intellectuelle à passer sans cesse du moyen âge aux temps nouveaux ; qu’on étudie les âmes ou les choses, il faut sans relâche prendre son élan pour franchir un fossé béant, où, manquent des siècles. Celui qui distribue les : années d’une main toujours égale semble avoir fait