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erreur de compte pour ce coin du globe ; durant un temps il a fermé le réservoir des jours, puis il l’a brusquement rouvert ; les jours coulent trop pressés : de là le trouble, la perversion des perspectives accoutumées.

Malgré tout, les attardés rattrapent ; ils ne nous rejoindront que trop sûrement. On assure qu’un ministre anglais, à son retour de l’exposition de Moscou, disait avec effroi à ses concitoyens : « C’est la révélation d’un nouveau monde ; vous ne vous doutez pas du monde qui grandit là-bas ! » On ne se doute jamais des nouveaux mondes que le jour où ils vous tombent sur la tête et vous écrasent. Il n’est bruit chez nous que du danger américain, nos intérêts s’épouvantent de la concurrence qui les menace à l’Ouest ; que sera-ce, le jour où l’Amérique d’Orient, la Russie, placée dans les mêmes conditions géographiques et économiques, nous mettra entre l’enclume et le marteau ? Cette invasion cosaque, fantôme de nos pères, nous ne l’échapperons pas ; seulement elle se produira sous la forme moderne, l’oppression agricole et industrielle. Ils réapparaissent bien plus redoutables, ces Cosaques du Don, depuis qu’ils ont échangé leurs lances contre des pics de mineurs. Je ne veux pas accabler le lecteur de chiffres ; mais, des tables que je feuilletais avant-hier, il ressort qu’en dix ans, — un rien d’années pour un peuple, — la Russie a triplé sa production ; celle du charbon est montée de 70 millions de pouds à 230 ; ainsi pour le fer, le pétrole, le sel, le sucre, pour tout. J’avais cru jusqu’ici que le grand dépôt des richesses futures était dans l’Oural ; d’après le témoignage unanime des ingénieurs qui me renseignent, l’avenir est surtout où nous sommes, dans le sud, en particulier dans le Donetz, plus près de notre Occident, au bord des routes de mer. Ici est concentrée la force qui mène le monde moderne, le charbon. Le Donetz concourt pour près de moitié au débit total des mines russes. En certains endroits, comme dans la grande exploitation de Yousovo, le fer se trouve à côté du combustible ; on y applique la nouvelle théorie que me développent mes interlocuteurs. Suivant eux, le charbon doit être utilisé sur place, comme un fumier industriel ; ce n’est pas lui qu’il faut mener aux fabriques, ce sont les fabriques qu’il faut amener à lui. On voudrait voir les établissemens métallurgiques, textiles et autres, se grouper au cœur même des bassins houillers. La théorie vaudrait la peine d’être essayée, dans ce pays neuf, où les industries se créent tout d’une pièce, sans habitudes anciennes qui les entravent.

Quoi qu’il en soit, le centre de gravité de l’empire se déplace fatalement du nord au sud » Jadis, les circonstances, historiques