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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/577

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voyage à Moscou ; aux murs, des portraits d’ancêtres. Ces toiles racontent avec une rare éloquence l’histoire héroïque et tourmentée de ce pays. Une d’elles, une vieille dame en costume de la province, peinte Dieu sait par quelle main, a toute la puissance d’un Ferdinand Bol ; la vie respire et le regard parle dans ce chef-d’œuvre de hasard. Les autres ont moins de valeur artistique, mais que de choses curieuses elles disent ! M. I… veut bien leur servir d’interprète, il refait à notre usage la scène des portraits. Le bisaïeul porte la riche pelisse des hetmans polonais. Ce cosaque avait passé au service de Stanislas-Auguste ; pris par les Turcs et prisonnier du Grand-Seigneur, il fit un vœu à la Vierge de sa famille, qui lui apparut, lui enseigna un moyen de fuir ; revenu chez lui, il accomplit son vœu en rampant la distance de 50 verstes, jusqu’au monastère où l’on vénère l’image protectrice. L’aïeul, en uniforme de cour du temps de Catherine, est célèbre par sa réponse à l’empereur Paul Ier ; celui-ci l’ayant mandé à Pétersbourg pour le tancer sur je ne sais quelle vétille, le cosaque répliqua fièrement : « Si c’est pour de pareilles fadaises que vous m’avez dérangé, il eût mieux valu laisser en paix mes vieux os. » Paul, qui ne plaisantait, guère, le fit jeter en prison et l’y retint jusqu’à sa mort. Je m’arrête.., j’en passe et des meilleurs.

Comme les morts, les vivans ont une fière et antique tournure dans cette maison. On dresse la longue table, les hommes se placent tous à un bout, les femmes à l’autre ; les vins du Caucase et de Crimée ne vont pas jusqu’à elles. Le jeune frère de M. I… porte le mâle uniforme des Cosaques de la garde ; il vient d’être promu officier dans un des régimens que commandaient ses aïeux. Et dans ce cadre vénérable, tous ces fils du Don parlent charbon, vapeur, questions sociales et industrielles ! L’ingénieur m’entretient de notre littérature, qu’il suit avec intérêt ; ses préférences ne sont pas attardées ; il me vante parmi les œuvres contemporaines Boule de suif et la Maison Tellier.

Nulle part je n’ai mieux aperçu la superposition des deux Russies. On comprend, n’est-ce pas, ce que je disais plus haut du désarroi intellectuel causé par de tels contrastes ? Allez donc coordonner ensemble, dans le même plan, des atamans cosaques, des puits de houillères, des pâtres qui paissent des millions de moutons, des locomotives, des chevaux du Don engagés au betting du bois de Boulogne ! On éprouve l’effarement du géologue qui découvrirait pêle-mêle, dans une couche tertiaire, des haches de silex, des os de plésiosaures, d’hommes, de king’s-Charles, et le dernier numéro d’un journal du matin. Encore une fois, il manque des siècles à mon compte accoutumé ! N’importe : nous quittons avec