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regret et effusion ces gracieux hôtes, très touchés par cette évocation des Cosaques d’autrefois, très intéressés par cette vue sur les Cosaques de l’avenir.

Le train nous ramène vers le nord, vers l’hiver. Il fuit trop vite à notre gré dans cette nuit de printemps. Lentement, comme un maître qui rentre chez lui, le soir s’appesantit sur ces plaines vides, il soumet à sa douce puissance leurs espaces illimités, leur vie silencieuse ; des souilles tièdes montent de la steppe avec les dernières clartés roses ; s’ils avaient un murmure, ce seraient à coup sûr les stances solennelles de Sapho, la divine mélodie de la lumière qui meurt. Chacun s’abandonne au charme de ces heures, chacun s’oublie à la dérive des pensées vagues qu’appellent naturellement ces horizons sans bornes et sans objets. Un souvenir m’en distrait ; je crois entendre encore le bruit du pic dans le mur noir de la mine. Notre âme n’est pas une isolée, elle tient par des attaches douloureuses à toutes les âmes humaines ; si égoïste qu’elle soit, elle ne connaît pas de pleins bonheurs, parce que ses bonheurs sont obscurcis par l’éternelle souffrance d’alentour. Il faudrait plaindre ceux qui jouiraient de ces enchantemens rapides sans ressentir un regret, — j’allais dire un remords, — à la pensée de toute la peine rencontrée depuis le matin, pour peu qu’on ait vu vivre autour et au-dessous de soi. — Je suis venu, tout au bout de notre Europe, chercher des choses nouvelles ; je retrouve le problème du travail moderne sous son aspect toujours le même, la machine à vapeur aux prises avec l’homme, le servant et l’opprimant ; il n’est pas de retraites ni de déserts qui lui échappent : dans ces pays nés d’hier à la vie, elle règne déjà, maîtresse absolue ; les singularités locales, les traits de mœurs, les empreintes de l’histoire, tout pâlit et s’efface devant l’intérêt de ce duel qui est la grande affaire du monde. Je rassemble les impressions de ces journées de voyage, elles se résument dans une seule vision : l’usine, alimentée par la mine. Depuis huit jours, la bête monstrueuse me poursuit partout ; cette nuit même, par-delà ce point de solitude et ce moment de paix qui nous donnent l’illusion du repos, mon esprit perçoit le vacarme de la bête ; autour de nous, embusquée dans tous les replis de cette terre du Don, elle gémit sans trêve dans les ténèbres, elle tient l’homme éveillé pour qu’il lui tire sa nourriture des profondeurs du sol. Je pense au brusque changement qui s’est fait dans la condition de cet homme, libre hier comme les mouettes de la steppe, asservi aujourd’hui aux plus dures besognes, comme ses frères d’Occident. Quelle est la valeur de ce changement ?

Si je voyageais pour le compte des grands principes établis, des banalités courantes, mes notes s’achèveraient ici en deux lignes : ce