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la figure sensible des lois morales. Mais le sens du divin s’est oblitéré dans nos faces ; nous croyons suffire à tout avec des formules chimiques ; elles ne trompent pas la souffrance ; et le grand secret de la vie, c’est de tromper la souffrance. Voyez l’aspect extérieur de nos ateliers, de nos villes même, telles que l’industrie les façonne à son image ; j’aperçois bien les lieux de plaisir ; où est la fantaisie gracieuse, qui distrait un instant l’ouvrier des réalités trop dures ? Où est le symbole qui lui parle de sa destinée future, tout au moins de l’œuvre supérieure qu’il accomplit en ce monde ? Où est surtout l’endroit pour les larmes ?

Puisque je voyage cette nuit, puisque tout disperse et rien n’arrête les idées vagabondes sur ces horizons fuyans, voyageons loin d’ici, revenons là où l’esprit laissé à sa pente revient de lui-même, au pays. Je revois le spectacle que nous aimons tous, notre Paris contemplé d’un de ses ponts, dans la gloire du couchant. Nulle part les choses visibles ne trahissent d’une façon plus saisissante la rupture entre deux mondes, celui du passé et celui du présent. Regardez la ville du passé, là-bas, en amont de la rivière : des églises, des dômes, des flèches, des palais, des musées ; tout parle de Dieu, de rois, de justice, d’arts et d’idées symbolisées dans les pierres ; bonne ou mauvaise, cette cité a une âme, une charpente sociale, une raison d’être. — Retournez-vous ; au-dessous de vous s’étend la ville neuve, faite apparemment pour nos besoins ; un pêle-mêle confus de maisons semblables, des fabriques, de grands entrepôts industriels, un caravansérail exotique pour les plaisirs de l’univers ; et, seule chose qui monte, des cheminées d’usines, haletantes sur tout le pourtour du ciel. Elles tiennent la même place que les clochers dans l’ancienne cité ; elles sont aussi nombreuses, aussi dominatrices ; elles disent aussi clairement : « Nous sommes les temples, les lieux de sacrifice et de prière au dieu nouveau. » Voilà les deux villes, hier et aujourd’hui. On peut admirer celle d’hier, elle est à jamais désertée. L’esprit humain ne rétrograde pas plus que l’eau de ce fleuve, le flot ne rapportera rien de ces choses belles, mais mortes. Insensé qui s’y attarderait ! Malheureux aussi qui se contenterait de la ville d’aujourd’hui ! S’il en est un seul qui s’y sente à l’aise, que celui-là le dise. Elle est maussade et sans charme, parce qu’elle n’a pas su dégager son âme dans sa forme extérieure.

Comme notre ville, nous souffrons de notre impuissance morale, nous n’avons pas su dégager l’âme du monde nouveau. Elle s’agite en nous et nous travaille, elle ne se satisfait pas de notre labeur gigantesque, tout matériel, de nos machines et des richesses qui en découlent. Rien n’adoucit ceux qui calculent ces machines, rien ne